Acte I, scène 10

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Après un accueil cordial mais sommaire, où il se contenta d'échanger une poignée de main polie avec Hélios, Kosan disparut de leur vue. S'il se trouvait fâché de leur dernière et improbable discussion, l'Aile n'en laissa rien paraître.

Il les abandonna entre les griffes d'Imani ; un brin de femme tout en chair et en gaité, engoncé dans sa robe à fleurs frivole. Ses gesticulations débordaient d'enthousiasme. L'acteur ne s'attendait pas à une énergie si vive de la part des dominants — sa pigmentation marquait résolument son appartenance à cette caste. Sans doute qu'une fois isolé dans leurs Nuages, le haut de la pyramide n'avait plus besoin de faire ses preuves à grand renfort de sérieux impérieux et de retenue solennelle.

Imani enchaînait sollicitudes et traits d'humour auxquels Hélios, en retrait, prêtait une oreille distraite. Lupin, Éris et Christine se chargeaient de la communication, tandis que le metteur en scène guettait d'un œil discret l'attitude de David. Par chance, ce dernier avait rangé les bravaches de l'aéronef une fois qu'il eut découvert qu'une femme Aile ne différait pas des autres femmes. Ainsi, Hélios se laissa aller à contempler les alentours.

À des lieux de l'effervescence des passerelles de la ville, l'îlot semblait désertique. Passé le bâtiment vert de gris, duquel ils ne virent qu'un hall à l'utilité questionnable, ils débouchèrent sur une vaste étendue de jardins. Les fleurs concourraient à se distinguer par leur palette de couleurs, la végétation grignotait le moindre espace, tout en restant impeccablement propre et entretenue. Si Hélios n'avait jamais été témoin d'une telle diversité végétale, il ne put en dire autant de la diversité humaine : ils croisèrent plus de chats que de personnes, hormis quelques jardiniers dont on devinait les silhouettes au loin.

Même une fois à l'intérieur de ce qui passait pour un petit palais, le silence n'était ponctué que par les rires de leur guide. Imani leur montra les quartiers que la troupe pourrait investir comme loges. Il lui apparut évident qu'ils n'allaient pas se produire dans un vrai théâtre.

L'acteur pouvait ressentir d'ici l'anxiété de ses collègues à l'idée de déployer toute une logistique pour une représentation quasi privée. Curieusement, jouer dans leur salle à pleine capacité de sa jauge de cinq cents places leur paraissait moins effrayant que devoir divertir un parterre d'Ailes ; au mieux amusé, au pire ennuyé. Imani dissipa partiellement leur crainte lorsque leur procession s'aventura dans une vaste cour.

À demi ombragé par des ventaux traversés de vignes, l'espace en plein air était suffisamment large pour accueillir un évènement notable. Les rangées d'assises en osier, les longues tables à garnir de mets et de cocktails s'alignaient entre les kiosques et terre-pleins qu'on imaginait se remplir de brouhaha. Mais c'était cette formidable avancée, orientée plein sud, qui laissa pantois les visiteurs. Sur le bois frais et verni de la scène, de nobles colonnades élevaient une arche badinant avec le ciel. Les tentures suspendues voilaient projecteurs à commandes déportées et phono-amplifieurs de qualité. Autour du metteur en scène, les sourires s'agrandissaient, rêveurs, et même Hélios fut obligé de ranger ses doutes au placard, au moins pour un temps.

Ils occupèrent les heures suivantes à aménager la scène, revoir la mise en place dans cette nouvelle configuration, effectuer les réglages de son et s'adonner à quelques dernières répétitions. Quand le soleil commença à décliner, on leur apporta une collation.

Les tables se chargèrent de plats dignes d'un festin, convoyés par une palanquée de serviteurs en livrée complète. Tous noirs. Hélios se fustigea de ses préjugés. Il s'attendait à voir des gens comme eux s'inféoder à cette noblesse. Des gens d'en bas. Où étaient ceux qu'ils faisaient monter expressément ?

L'estomac grondant, l'acteur se résolut à jeter son dévolu sur des mignardises fourrées à la crème. Il croqua à pleine dent dans la texture fondante et sucrée.

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