Chapitre 61

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Valérian lâcha un soupir mêlant impatience et lassitude. Solior avait une bonne heure de retard sur leur rendez-vous journalier. Il avait déjà choisi et placé ses pions sur le plateau. Pour une raison obscure, le souverain avait insisté pour qu'ils se retrouvent dans le petit salon après chaque déjeuner, afin de faire une partie de Royaume Renversé. Il se comportait comme un hôte, ne semblait pas vouloir le punir pour avoir couvert la fuite de Caspian et Elijaï. Néanmoins, il refusait désormais toute conversation orientée vers la politique. Les prénoms de ses amants avaient été bannis. C'était comme s'ils n'existaient pas.

Valérian se retrouvait prisonnier d'une mascarade qui pesait de plus en plus lourd. Il n'arrivait plus à haïr ce roi maudit, dépouillé de ses sentiments. Il le voyait désormais tel qu'il était : une ombre qui survivait plus qu'elle ne vivait. Comment vivre en n'ayant plus goût à rien ? Ne plus être capable de ressentir la joie, la peur ou la colère ? Solior en avait perdu son identité, ses valeurs. Ses passions s'étaient envolées, comme ses rêves. Le vide qui habitait ses yeux n'était pas qu'une chimère, il était bel et bien réel, sans fin.

Le Messager comprenait mieux ses propos, le soir du bal.

Il n'y a que ça qui me permet de tenir, tu comprends ?

Le plaisir charnel était-il la seule chose que le souverain pouvait ressentir ? Un plaisir purement physique qui semblait désormais agir comme une drogue. Étaient-ce les seuls moments où Solior sortait de son état de lassitude et d'ennui ? Tout cela ne devait plus avoir de sens...

Le noble se leva et quitta le salon. À quoi bon l'attendre plus longtemps ? Le roi n'avait pas quitté la petite chapelle depuis la fin du déjeuner. Quelles prières avait-il donc à adresser à la Déesse ?

Il fronça les sourcils lorsqu'un détail lui revint en mémoire. Le lendemain de leur rencontre, alors que Solior montrait son vrai visage, n'avait-il pas mentionné la Déesse en lui assurant qu'elle lui avait parlé ? Depuis son arrivée au château, Valérian n'avait pas trouvé de repos. Son esprit se trouvait sans cesse tiraillé par les pièces d'un gigantesque puzzle qui commençait à prendre forme. Il entrevoyait désormais les contours d'une vaste scène d'horreur, encore couverte d'un voile obscure.

Valérian tira sur le lien qui le reliait à Lore, mais le Mage n'était pas réapparu. Depuis combien de temps s'était-il absenté ? Cela faisait au moins trois jours qu'il était sorti à l'extérieur de la barrière et qu'il ne parvenait pas à le localiser. Se passait-il quelque chose d'important ?

Le noble gagna les jardins, le cœur battant étrangement vite. Ne devait-il pas profiter de l'absence de Lore pour tenter de se rapprocher de Solior ? Il était difficile d'approcher le roi, qui ne se trouvait jamais vraiment seul. Jusqu'ici, Valérian avait tout fait pour le fuir, pour passer le moins de temps possible avec lui, mais aujourd'hui la tendance s'inversait. Les intentions de Lore envers son roi n'étaient pas louables. C'était précisément ce qui pouvait lui permettre de renverser la situation. Restait à savoir si le souverain l'écouterait ou non.

À peine eut-il mis un pied dehors que la meute s'approcha joyeusement. Il avança tant bien que mal au milieu des Louveteaux qui se frottaient à ses jambes et attrapaient ses mains pour les mordiller. Au-dessus de lui, le ciel gris se montrait menaçant. Les nuages s'amoncelaient en couches épaisses, annonciatrices d'une chute de neige imminente. Les rafales de vent gonflaient les fourrures des Loups, les hérissaient.

— Ne restez pas dehors, abritez-vous.

Des dizaines de paires d'yeux l'observèrent comme s'il avait dit quelque chose d'étrange. Naturellement, leur instinct les pousserait à regagner la vieille grange qui formait leur foyer. Valérian avait passé quelques heures à reboucher les trous entre les planches afin de mieux l'isoler, à changer la paille, à leur apporter des couvertures. Les laisser dans le froid le brisait, mais ils ne semblaient pas en souffrir et la plupart étaient tristement habitués à ce confort plus que sommaire. Qu'est-ce que cela leur faisait de dormir dans un coin à même le sol ou sur un fin lit de paille, loin de leur maison, de leur chambre ? Pas de matelas douillet ou de parents réconfortants, seulement la noirceur de la nuit. Et la présence d'une meute, dont les membres veillaient les uns sur les autres.

Le Requiem du loupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant