3 / Savoir garder son calme

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Camille se lava les mains, réajusta son bandeau, vérifia que son tablier était parfaitement fixé et ressortit des toilettes avec la vivacité qui la caractérisait. Elle reprit immédiatement son ballet entre la salle et la cuisine. Les clients étaient exigeants, et une simple erreur pourrait lui coûter cher.

Le patron l'avait prévenue que ce soir, il faudrait faire attention. Pas de faux pas. Pas de lenteur. Il avait ajouté en souriant que, même s'il savait qu'il n'était pas du genre à se faire remarquer, il faudrait être, également, encore plus discret que d'habitude. Pour sa propre sécurité.

Camille avait réellement compris les consignes quand elle avait vu arriver les clients. Costumes sombres impeccables, air dur et mâchoires crispées, armes plus ou moins bien dissimulées selon le niveau hiérarchique ou le désir d'impressionner. Ils n'avaient dans le regard qu'arrogance et mépris, qui renforçaient leur posture de conquérant avide et sans peur. Ils parlaient avec des voix graves sur des tons froids, qui auraient fait trembler n'importe qui. Presque tous avaient le profil asiatique. Quelques-uns avaient la peau aussi sombre que leur regard. Pas difficile de comprendre qu'attirer l'attention de ce genre de types, de quelque manière que ce soit, serait une très mauvaise idée.

Camille en était parfaitement consciente. Et ce, d'autant plus que, même si elle semblait être totalement étrangère à ce monde interlope, c'était, en réalité, loin d'être le cas. La différence entre les dealers et proxénètes qu'elle avait côtoyés dans sa cité phocéenne, et les mecs de ce soir-là, tenaient à quelques niveaux hiérarchiques et à la taille de leur réseau.

Camille avait donc été amusée que son patron s'inquiète ainsi pour elle, mais n'en avait pas été étonnée. Il ne voyait d'elle que ce qu'elle voulait bien lui montrer. C'est à dire un jeune étudiant modeste et serviable qui travaillait dur, se montrait d'une rare efficacité et parlait plusieurs langues dont le japonais.

Tout en étant exigeants, M. Shitake et sa femme étaient toujours très corrects avec leur employé. Ils ne lui demandaient jamais d'en faire plus que ce pour quoi il était payé. Convenablement de surcroît. En bref, ils aimaient bien Camille. Bien plus que Steven, l'autre serveur, qui lui, était une tête en l'air et n'était pas très fiable.

D'ailleurs, en ce jeudi soir, c'était Steven qui aurait dû assurer le service, mais l'étudiant américain leur avait fait faux bond. Ils avaient dû se rabattre sur Camille, qui ne travaillait d'habitude, que le vendredi et le samedi soir. La jeune femme n'avait pas trouvé à redire. Un peu plus d'argent était toujours bon à prendre dans sa situation. Et contrairement à ce que pensaient les patrons, elle n'était pas impressionnée par ceux qu'elle servait.

Après les recommandations de M. Shitake, Camille n'avait eu aucun mal, ce soir-là, à passer inaperçue. Elle était redevenue une pâle ombre sans aspérité, un courant d'air légèrement parfumé à la sueur et au déo bon marché. Discrète, elle obéissait aux injonctions en silence, sans jamais lever les yeux. Elle savait que cela suffirait pour avoir la paix, car ces hommes avaient d'autres préoccupations que de s'intéresser à un serveur maigrichon et sans attrait.

Il en aurait été tout autrement si quelqu'un avait soupçonné qu'elle était une fille, et non un garçon. Le risque aurait été plus grand. Les mains baladeuses, et les remarques salaces n'auraient sans doute pas manquées, même si, avec son physique et son visage émacié au teint brouillé d'étudiante en manque de sommeil et de protéines, elle était loin d'être une reine de beauté.

En étant Camille, jeune étudiant en histoire, elle était à l'abri. Il était peu probable que des types dans le genre des clients de ce soir, avoue leur homosexualité en folâtrant avec le cul du serveur.

Ça, c'était ce qu'elle croyait jusqu'à ce qu'elle rencontre, de manière fortuite, le regard insistant de ce mec, assis à la table des chefs, au fond du restaurant. Celui-là ne se contentait pas de laisser glisser ses yeux sur sa silhouette filiforme. Lui, il la détaillait. Et il semblait apprécier ce qu'il voyait, ce qui avait paru totalement inattendu à la jeune femme. Inattendu et déstabilisant.

De notre sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant