32 / Défier l'autorité et survivre

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— Il n'en est pas question ! s'exclama Dresden en frappant du poing sur la table et en se levant dans un bel ensemble.

Il était furieux. Furieux de perdre son temps ici au lieu d'être près de celui qu'il aimait. Furieux de ce qu'envisageait la Matriarche au risque de le rendre fou. Furieux qu'aucun des invités ne réagisse. Furieux tout court.

— Réfléchis bien, Dresden. Il se refuse à toi pour le moment. Il ne t'appartiendra vraiment que lorsqu'il acceptera l'inéluctable. Or, ça n'est pas le cas pour le moment. Tu l'as dit toi-même. Ce jeune homme est un mystère qui résiste à ton charme, pourtant légendaire, finit Mathilde avec une brin d'ironie dans la voix.

Elle avait un peu de mal avec le fait que Dresden ait trouvé son Kachnefer. Elle ne pouvait s'empêcher d'être un peu jalouse, et n'envisageait pas de perdre un amant après avoir elle-même perdu son propre Kachnefer. Elle chassa cette pensée parasite, comme si elle s'était trouvée au-dessus de telles considérations. Et pourtant...

— Il résiste aussi aux Dévoreurs !

— Il résiste à tout le monde. J'ai bien compris. Mais il a quelque chose que nos ennemis veulent. Tu ne peux nier que ce serait intéressant de savoir quoi ? Et s'il parvenait à approcher l'Oracle ? Et s'il parvenait à découvrir sa préparation ? Et si...

— Et s'il était juste sacrifié par le Commandeur ?

— Il ne sera pas sacrifié. Il n'est pas un Znūntāk. Tant qu'il sera mortel, il ne craint rien.

— Vous plaisantez ? Parce que les Dévoreurs ne tuent que des Znūntāks, peut-être ? Il en sait trop. Ils l'élimineront.

— Ils ne l'élimineront que s'il refuse de les rejoindre. C'est pourquoi je propose...

— Je refuse !

— Et si on le lui demandait ?

— Je refuse aussi ! lança Dresden.

Il commençait à connaître Camille. L'étudiant était bien capable de déjouer tous les pronostics pour accepter cette mission suicide, histoire de se venger des Dévoreurs qu'il avait commencé sérieusement à détester.

— Je n'ai jamais dit que je te laissais le choix Dresden Asterios, dit alors Mathilde d'une voix froide, en se levant.

La Matriarche faisait maintenant face à son exécuteur, et le fixait avec dureté. Elle était celle qui décidait des grandes orientations de leurs communautés depuis des siècles. Malgré la liberté qu'elle laissait à chacun, elle était celle par qui transitaient toutes les informations et qui prenait toutes les décisions importantes. Sa parole était d'or. Normalement. Peu d'entre eux se risquaient à la contredire et jamais aussi frontalement que venait de le faire Dresden.

Il le savait parfaitement, mais le lien qui l'unissait maintenant à Camille était bien plus fort que son allégeance à celle qui lui avait donné son éternité. Il n'y pouvait pas grand-chose. Il était désormais prêt à mourir pour Camille, qui n'avait, de son côté, pas la moindre idée de ce qu'il endurait pour lui, à cause de lui et de son obstinant refus de céder à son désir.

— Quelle que soit votre décision, vous savez que je lutterai contre. Vous savez pourquoi. Vous aussi vous avez ressenti le lien. Vous aussi, vous avez souffert à cause de lui. Vous souffrez sans doute encore. Vous ne pouvez pas me demander d'en faire abstraction, alors que mon Kachnefer est bien vivant. Vous ne pouvez pas me demander...

— Je le peux, si cela permet aux nôtres d'obtenir une immense victoire contre nos ennemis. Dresden, il n'est pas encore à toi. Il le sera, je te le promets. En attendant, protège-le. Fais en sorte qu'il survive aux Dévoreurs. Fais en sorte qu'il devienne un héros parmi nous.

Dresden serra les poings. Il savait que Mathilde lui offrait une échappatoire en tentant de manipuler son goût de la victoire et de l'honneur. Il la regarda une dernière fois et quitta la table sans rien ajouter.

Chacun des protagonistes présents étaient conscients qu'il n'avait rien accepté. Il défiait donc, en pleine conscience, une décision de la Matriarche. C'était dangereux. Risqué. À ce jour, personne ne l'avait jamais fait. Mais à ce jour, Mathilde n'avait jamais demandé un aussi grand sacrifice à aucun des Znūntāks qu'elle avait sous sa bienveillante garde.

Au moment où Dresden allait s'engager dans les marches qui le mèneraient au jardin, Lucie, visage défait et traits tirés, apparut entourée de deux gardes. Elle se jeta aux pieds de l'exécuteur.

— Il est arrivé quelque chose à Sola ! Elle est introuvable, et son appartement a été retourné... il y avait du sang, finit la jeune Znūntāk, la voix brisée.

— Camille ?

— Je ne sais pas. C'est Sola qui devait le suivre ce soir. Camille avait rendez-vous avec Dumoulin, mais j'ignore où.

La Matriarche qui s'était approchée à l'arrivée de Lucie, vit le corps entier de Dresden se crisper. Si proche de lui, elle ressentait sa douleur, et se demanda brièvement comment, quelques instants auparavant, elle avait pu envisager de le séparer de son Kachnefer. Elle-même n'aurait jamais accepté l'éventualité d'être éloignée de Jawhar avant qu'il ne meurt.

— Je pars immédiatement. Je ne laisserai aucun survivant, dit froidement Dresden en plongeant ses yeux dans ceux de Mathilde.

Son affirmation ne souffrait aucune discussion, et il n'y en eut aucune.

— Je viens avec toi, dit Demetrios. Pas question de te laisser chasser seul !

Bien qu'inquiète, Mathilde était finalement satisfaite. En s'en prenant à Sola, l'ennemi avait fait une énorme erreur, qui allait mener deux de ses meilleurs exécuteurs sur ses traces. Alors que depuis des années, les Znūntāks cherchaient désespérément à découvrir où se trouvait le siège de l'Ordre à Paris, l'enlèvement d'une des leurs, allait mener directement Dresden et Demetrios jusqu'à cet endroit si bien caché, car Sola était une ombre liée. Son démon gardien répondrait à celui des deux Znūntāks.

Et quand ils l'auraient retrouvé, ils ne laisseraient rien d'identifiable là-bas. Le sang coulerait de manière inconsidérée, mais Mathilde n'avait plus le choix. Aucun d'entre eux ne l'avait. L'une des leurs était en danger. Ils ne laisseraient pas son cœur aux Dévoreurs. En un sens, la Matriarche obtiendrait bien plus satisfaction maintenant, qu'en laissant le jeune Dorville jouer à l'espion.

Le regard déterminé de Dresden la ramena cependant à une évidence qu'elle n'appréciait pas, mais qu'elle avait fait sienne il y a longtemps. Il était inutile de tenter de se lancer dans de grandes stratégies pour connaître d'éventuels points faibles de l'ennemi. Il fallait l'éliminer de la plus simple des façons et en toutes circonstances. C'est ce que faisait Dresden depuis de nombreuses années grâce à son don. Elle devait lui faire confiance et le laisser opérer selon ses propres règles. Il ne l'avait jamais déçu.


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