31 / Mathilde de Saint Roc

181 31 0
                                    

Dresden courait plus qu'il ne marchait. Sa silhouette se fondait dans les ombres mouvantes du parc du château. À distance régulière, et en des endroits stratégiques, il voyait les profils esquissés de la garde rapprochée de Mathilde. Aucun de ces « soldats » silencieux et d'une rare efficacité, n'interférerait. Ils avaient été avertis de sa venue.

L'immense terrasse de la cour arrière était environnée d'imposant flambeaux qui éclairaient, comme en plein jour, l'espace ainsi mis à découvert. Malgré le froid environnant, une grande table, couvertes de victuailles alléchantes, et entourée de fauteuils, avait été installée là. Vêtue d'une belle pelisse d'un blanc immaculé, Mathilde dînait, entourée de plusieurs personnes avec qui elle discutait sans entrave. La Matriarche avait été comédienne à une certaine époque, et gardait le goût de la mise en scène. Elle avait toujours aimé être au centre de l'attention, avoir un auditoire.

Quelques domestiques silencieux et diligents, servaient les invités suivant un protocole immuable. Leurs gestes étaient efficaces et gracieux. Rien ne devait troubler le dîner. Dresden en prit note en avançant.

Parmi les convives, il reconnut Demetrios, exécuteur comme lui, assis à côté de Ruben, son amant du moment ; Isabella, Jorg, Malt, trois Znūntāks, gérant chacun une petite communauté dans des pays européens différents ; Aren, qui gérait celle de Paris en l'absence de Matthieu, son dirigeant d'origine ; et deux mortels qui faisaient partie de la société qui s'occupait de leurs intérêts en Europe : Vincent Purcell et Geoffrey Bagger. La présence de tout ce beau monde n'arrangeait pas Dresden. Il aurait préféré parler seul à seul avec Mathilde, mais elle ne lui avait pas laissé le choix. Il avait reçu sa convocation peu de temps après avoir quitté Sola, le matin même.

Mathilde suivait des yeux avec attention le nouveau venu. Elle avait créé de son sang celui qui approchait et lui portait une affection particulière. Bien que physiquement très proche en âge visible, puisqu'elle avait obtenu l'éternité à 25 ans, et lui à 27, plusieurs siècles d'existence les séparaient en réalité.

Né au début du 11ème siècle, Mathilde était une fille de la campagne du sud-ouest de la France. Sa famille n'était riche que de ses enfants. De ses filles surtout, dont la beauté attirait les vautours. Mariée de force à l'aube de son adolescence pour conforter un échange de terre sans grand intérêt, elle avait suivi son époux jusque dans les sables brûlants de Jérusalem. Elle l'y avait perdu, mort pour l'amour d'un dieu qui ne leur parlait pas.

Sa beauté peu commune l'avait sauvée, en quelque sorte. Au lieu de la passer au fil de l'épée comme toutes les autres, au lieu de la laisser en pâture aux hommes de son armée, le vainqueur l'avait prise à ses côtés, comme un animal domestique que l'on exhibe lors de dîner.

Sa blondeur diaphane, ses yeux azuréens, son teint de nacre était une étrangeté digne d'être montrée. Elle ne comprenait pas la langue de son nouveau maître et subissait tout ce qu'il entendait faire d'elle. Elle savait se montrer docile. Son premier époux lui avait appris dans la violence, à être obéissante et silencieuse. Elle n'agissait que pour survivre. Mais au fond de son cœur, elle voulait vivre. Elle voulait cette liberté qu'on lui refusait si obstinément.

Alors, lorsque l'opportunité de fuir était apparue, elle l'avait saisie. Pour aller où ? Elle l'ignorait. Comment aurait-elle pu passer inaperçu dans ce monde de peaux mates et de cheveux noir ? Elle s'était cachée dans des caravanes espérant que l'une d'entre elle la ramènerait vers son monde. Peine perdue. Elles l'avaient menée plus au sud... dans un décor somptueux de temples gigantesques, de tombes grandioses et de pharaons de pierre.

C'est là-bas qu'elle avait entendu les appels d'un étranger et y avait répondu. Il s'appelait Jawhar. Il l'avait trouvée priant une vierge muette, dans un temple dédié à une déesse antique tout aussi muette et depuis bien plus longtemps. Ils s'étaient fascinés l'un l'autre. Il était l'ombre, et elle, la lumière. Il était la solitude du guerrier éternel, elle était la fragilité de la beauté mortelle. Quant le Yāasht s'était emparé de leur deux âmes, ils avaient compris ce que voulait dire avoir le cœur libre et vibrant d'amour. Ils s'étaient aimés au point que Jawhar avait pris le risque de la perdre à jamais, en tentant de partager son éternelle solitude. Et pour leur bonheur à tous les deux, elle avait survécu.

De notre sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant