92 / Aren, roi et fou

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Adossé à la roche humide, - il y avait bien de l'eau quelque part -, Aren se força à respirer lentement. Le souvenir de Wira et Dejen s'était dissipé, mais d'autres s'invitaient sans prévenir. D'autres plus anciens. Plus douloureux. Il n'arrivait pas à les chasser. Le poison ne lui laissait pas le choix, et il replongea avec amertume dans son passé, à la source même de sa honte et de sa souffrance.

Aren était né à une époque où oracles et devins prospéraient, les sens aiguisés par des psychotropes divers. Une époque où le vol des oiseaux pouvait déterminer l'emplacement d'une cité prospère, où les entrailles d'un animal dévoilaient le secret d'un avenir glorieux. Respecter les signes, c'était respecter les Dieux. Respecter les Dieux, c'était s'assurer une mort sereine et récompensée. Aren avait donc respecté les signes et les Dieux. Il était un Telal obéissant et efficace. Un démon-guerrier qui n'avait pas son pareil sur les champs de bataille. Fier de ce qu'il était, il n'avait pas honte de ses amours et de ses triomphes.

Quand, à presque 35 ans, après des combats féroces, il s'était retrouvé blessé mortellement, errant à la recherche d'un coin qui ne soit pas noyé de sang et de larmes, pour y mourir en paix, il avait l'espoir de rejoindre les champs d'honneurs où se retrouvaient tous les héros morts avant lui. La pythie lui avait promis un avenir auréolé de gloire et de splendeur. Il pensait le trouver dans l'au-delà. Il avait tort et raison à la fois.

Ce jour-là, les brumes qui s'accrochaient aux cadavres, s'étaient ouvertes sur un groupe de guerrier mené par un homme portant un masque à tête de faucon. Aren vivait à une époque où les dieux, parfois, marchaient parmi les hommes. Il ne fut donc pas surpris, car il savait qui ils étaient. Tout l'orient connaissait la légende de la cohorte d'Horus. Personne, en revanche, ne savait pourquoi elle apparaissait parfois si loin de son lieu d'origine, l'Égypte.

Aux ordres d'Horus lui-même, la cohorte avait besoin d'hommes de valeur pour étoffer ses rangs. Elle était là pour lui, pour le recruter. À l'article de la mort, le souffle presque inexistant, Aren avait accepté la proposition. Aurait-il pu la refuser ? Il l'ignorait. À cette époque, ça ne lui avait même pas traversé l'esprit. Il reverrait les Dieux. Pourquoi aurait-il refusé de les rejoindre ?

Le démon-guerrier était donc revenu d'entre les morts. Il avait anéanti ses ennemis, était devenu Roi, avait pris femme, avait eu plusieurs enfants, dont un survivrait suffisamment au destin funeste des nourrissons face à la dure vie de cette époque pour devenir une petite fille radieuse aux grands yeux de soie.

Et puis, il avait croisé le chemin de Kels, son Kachnefer, et tout avait changé.

Aveuglé par l'élan puissant du Yāasht, Aren avait fait confiance à cet homme. Il l'avait couvert d'or et de pierreries, parce que c'était ce qu'il désirait. Il lui avait apporté la gloire et le pouvoir, parce que c'était ce dont il rêvait. Il l'avait aimé et chéri au point de s'oublier lui-même. Et surtout, il avait partagé son éternité avec lui, sans réserve, sans mesure et sans arrière-pensée.

N'était-ce pas ce qu'était censé faire un Znūntāk pour son Kachnefer ? Si ! Bien sûr que si ! Alors il l'avait fait. Il n'avait pas jugé nécessaire d'aller jusqu'au Temple sacré pour ça, ni de convoquer la cohorte d'Horus. À quoi bon ? Il savait comment faire. On le lui avait appris et il avait procédé comme il le fallait, dans le secret de son palais. Ça aurait dû être le commencement du meilleur de son existence. Ça aurait dû être l'apothéose de son règne, au lieu de ce qui était arrivé. Au lieu de cette orgie de sang, de sexe et de sauvagerie qui s'était achevée par le sacrifice ultime de celui qu'il aimait.

Écartant la reine et sa fille en les cantonnant aux limites d'un temple obscur et froid, Kels avait fait ressortir et cultivé les pires aspects de la personnalité de Aren. La férocité au combat du démon-guerrier était devenue une voracité sensuelle qui ne laissait de place à aucune justice. Les rumeurs les plus folles couraient sur eux, et certaines étaient vraies. Insatiables, les deux amants avaient fait montre de tant de démesure qu'ils avaient attiré les Dévoreurs jusqu'à eux.

Ces derniers avaient profité d'un simple mécontentement de marchands qui croulaient sous les taxes, pour s'infiltrer dans la cité royale. La garde palatiale, qui n'avait plus que mépris pour son souverain, n'avait même pas entendu les assassins s'introduire dans les appartements du couple maudit. Le bruit et la fureur faisaient partie de leur quotidien, et les hurlements qui s'élevèrent bientôt, n'étaient pas tellement différents de ceux qu'ils entendaient d'habitude. Ils s'étaient détournés, dégoûtés, pensant devoir bientôt nettoyer le sang et le stupre.

Du sang, il y en avait eu. Beaucoup. Kels et Aren, plongés dans l'alcool et les drogues d'ordinaire réservées aux prêtres, avaient commencé par se battre contre l'ennemi, animés d'une fureur qu'ils contrôlaient à peine. Mais une fois l'adrénaline épuisée, Aren avait compris que malgré sa force, il ne parviendrait pas à bout de ses adversaires. Emporté par sa folie, il pensait mourir avec son amant. Mais pas Kels. Pas Kels.

Après un dernier baiser au goût de sang, ce dernier avait poussé son amant vers un passage secret dont il avait ensuite bloqué la porte, et était resté derrière pour ralentir l'ennemi. Peut-être avait-il pensé être assez fort pour vaincre seul ? Aren ne le saurait jamais.

Le souverain honni avait fui sans gloire, affaibli par le combat et étourdi par les drogues. Arrivé au temple où il pensait trouver un refuge sûr auprès de sa femme et de sa fille, Aren avait vite déchanté. Les portes en avaient été fracassées. Le feu en avait léché les murs. Il était entré, le pas hésitant, dans la pénombre du sanctuaire profané. Il avait hurlé de désespoir en voyant les mares de sang, et les cadavres déshonorés que le peuple avait laissés derrière lui, après que sa haine ait été attisée par les Dévoreurs.

À genou au pied de la statue d'un Dieu dont il ne recevrait aucune miséricorde, Aren avait alors ressenti une effroyable douleur, signe que son Kachnefer était sur le point de mourir dans d'atroces conditions. Il avait cru lui aussi, mourir, mais quelque chose d'autre s'était passé. Pour une raison qu'il ignorait, un don lui était venu. Un don destructeur qui avait obéi à sa douleur en ravageant la cité, en ensevelissant son peuple.

Aren s'était retrouvé seul dans les ruines fumantes et silencieuses de ce qui avait été le cœur de son royaume. Il ne lui restait rien d'autre que sa vie. Cette éternité qu'il avait choisi, mais si mal assumée. Il s'était fourvoyé. Il avait échoué. Pour se punir, autant que pour expier ses fautes, il avait enseveli ses sentiments, et son don, refusant, pour ce dernier, de s'en servir, le reliant toujours au drame qui avait ruiné sa première vie et son amour. À partir de ce jour, il s'était consacré à suivre et écouter ses aînés, à aider les plus jeunes, à jamais reclus dans son deuil silencieux.

Contrairement à ce que pensait Dresden, Aren ne souffrait donc pas parce que les Dévoreurs lui avaient pris son Kachnefer. Il souffrait de l'avoir perdu parce qu'il n'avait pas su gérer la force de son amour, parce qu'il n'avait pas su modérer sa puissance et sa folie. Il souffrait de cette perte et de savoir qu'il en était le seul responsable. Et là, dans son délire empoisonné qui lui faisait revivre un calvaire vieux de plusieurs millénaires, il pensait toujours qu'il n'était pas digne d'aimer ou d'être aimé.

Son corps bascula sur le côté, bras crispés sur son abdomen, et le Znūntāk, étouffa son cri dans la poussière. Il haletait et sentait sa faiblesse augmenter. Il allait vraiment mourir ici. La justice des Dieux avait mis du temps à le rattraper.

Aren se recroquevilla. La souffrance était si intense qu'il pensa être encore dans un délire dû au poison quand il sentit le souffle d'une aile d'oiseau, puis le vrombissement étrange des élytres de scarabées. Dans sa posture, entouré de nuit, il hoqueta un rire rauque de bête à l'agonie. Puis, mue par sa folie, il ouvrit les yeux sur l'obscurité bruissante de son délire.


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