88 / Le nomade

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Médjès n'était pas né au temps des pharaons, ni même avant, comme Aren Heraclius Tiberius, qui se tenait devant lui dans toute sa force, inquiet, curieux et protecteur. Protecteur ? Médjès sourit. « Intéressant », pensa-t-il.

Médjès avait vu le jour à la fin du XIXème siècle, dans une oasis perdue, sur le chemin de l'exil qu'avait choisi son père. Issu d'un clan Touareg décimé, l'homme avait préféré disparaître, abandonner cette terre si dure pour les hommes et les bêtes, afin d'offrir un ailleurs plus doux à sa toute jeune femme et à l'enfant qu'elle s'apprêtait à mettre au monde. Il voulait rejoindre la mer rouge et s'installer là-bas.

Malheureusement, le destin avait choisi de poursuivre de sa colère les deux derniers survivants du clan. La mère mourut en couche, et le père, rendu fou par le chagrin et l'épuisement, abandonna le nouveau-né près du cadavre, pour disparaître dans le désert et ne jamais réapparaître.

Médjès ne dut son salut qu'à la bonne étoile qui l'avait toujours accompagnée depuis. Est-ce que les Dieux avaient eu honte de s'être acharnés avec autant de force sur son peuple ? Sans doute que non. Il était plus probable que sa bonne étoile, il la devait au hasard.

Quoi qu'il en soit, il avait été trouvé et recueilli par un autre clan Touareg. Il y avait grandi, jusqu'à devenir un beau jeune homme de vingt ans, prêt à se battre contre le colonisateur qui cherchait à mettre la main sur le désert, en plus du reste. Il avait combattu les français avec courage. Mais en vain.

Blessé mortellement, il s'éteignait lentement à l'ombre d'une dune, recouvert à moitié par son cheval, quand quelqu'un l'avait fait boire. Le breuvage avait le goût du sang et des larmes. Amertume et désillusion. Douleur et perte.

Bien qu'il ne distinguât pas parfaitement celui qui voulait accompagner ses derniers instants, il savait que ça n'était pas l'un de ses frères, car il lui parlait doucement dans une langue qu'il ne comprenait pas, mais qu'il trouva douce à entendre. C'était un ennemi pourtant. Un ennemi qui avait eu pitié de lui ? Qui cherchait à alléger sa culpabilité ? Il ne saurait jamais. La silhouette l'avait simplement achevée d'une lame, et il était mort.

Il se souvenait de cette délivrance étonnamment rapide et maîtrisé, de l'idée fugitive qui lui avait traversé l'esprit à l'instant où sa vie le quittait. C'était un souvenir de sa première vie qu'il chérissait, car elle lui avait donné la seconde. Car mort, il ne l'était pas resté longtemps.

À sa grande surprise, et frayeur, il s'était éveillé de nouveau à la vie, alors qu'un oiseau s'attaquait à son visage (et plus particulièrement à ses yeux). Il avait repoussé le volatile avec fureur pour se rendre compte qu'il était bien vivant et qu'il n'avait ni mal, ni faim. Il s'était extirpé de sous le cadavre de cheval qui le recouvrait encore et qui grouillait d'une vie de nécrophage.

Debout au mitan d'un jour qu'il ne connaissait pas, il avait contemplé les corps des siens mêlés à ceux des ennemis, que le sable avait déjà partiellement recouverts. Il ne savait pas alors qu'il était devenu Znūntāk. Il ignorait que cela puisse exister. Il ignorait que grâce, ou à cause de sa nouvelle condition, il allait traverser le siècle et ses horreurs, résolument attaché à sa terre, l'Afrique, qu'il avait parcouru de long en large depuis.

Il avait appris de ses erreurs et d'autres comme lui, qui avaient, un temps, accompagnés ses pas. Mais lui, ne s'était jamais arrêté. Il était « celui qui marche ». Il était celui qui préférait le chant du vent aux babillages incessants des êtres vivants, la chaleur harassante à l'ombre tranquille, la solitude du désert au fourmillement des centres urbains. Il était « le nomade ».

À ce jour, Médjès était le seul Znūntāk à ne pas être devenu fou dans sa solitude. Il était aussi le seul à ne s'être jamais nourri de sang humain.

Ni Aren, ni Wira ne le connaissait. Et il se tenait devant eux, mystérieux et inquiétant. Ils ne voyaient quasiment rien de lui. La tête recouverte d'un tagelmusts indigo, comme les touareg, il portait une daraa qui s'arrêtait au-dessus du genou, sur une pantalon cargo, le tout de couleur sombre comme la nuit.

— Un ninja ? murmura Wira en restant collé à Aren.

— À ma connaissance, le désert égyptien ne regorge pas de ninja, répondit Aren très calmement en refermant ses bras sur Wira, prêt à reprendre possession du ciel s'il le fallait. Même s'il n'était pas sûr de pouvoir éviter des projectiles mortels en volant.

En cet instant précis, Aren s'en voulait de n'avoir pas entretenu son don durant si longtemps. Il s'était convaincu que le malheur y était irrémédiablement attaché et que ne pas l'employer était la preuve qu'il était plus fort sans lui. Or, dans la situation actuelle, sans lui, il n'était pas sûr de pouvoir protéger Wira. Même si le jeune homme ne devait pas être sous-estimé en termes de force et de combat, l'attaque d'un animal venimeux ne serait jamais aussi mortellement rapide qu'une balle.

— Je ne suis pas un ennemi, finit par dire Médjès en levant le bras pour accueillir un faucon, qui alla ensuite se percher sur son épaule. La Matriarche m'a demandé de vous guider.

— Qui es-tu ?

— Médjès.

— Le nomade, dit alors Aren qui avait déjà entendu parler de lui.

— Le nomade ? répéta Wira qui, lui, n'en avait jamais entendu parler.

— Suivez-moi. Il faut partir d'ici. Le Silence ne va pas durer éternellement.

— Le Silence ? répéta encore Wira qui se sentait de plus en plus perdu.

— Est-ce que tu es un perroquet, gamin ? dit Medjès avec un regard rieur.

Piqué au vif, Wira se tourna vers le faucon qui donna un petit coup de bec dans le tagelmusts de son maître avant de reprendre son envol.

Medjès qui tenait encore la porte qui menait vers le rez-de-chaussé, se tourna avec vivacité vers Wira.

— Je vois. Mais sache que ce faucon ne m'appartient pas. C'est un ami. Je pourrais m'offusquer de te voir semer la discorde entre nous. Nous avons un long chemin à faire ensemble. Je pourrais décider de t'abandonner dans le désert.

— Je n'ai pas peur de toi, nomade. Je suis le seul de nous trois que le désert ne tuerait pas, dit Wira en soutenant son regard tout en lui offrant un sourire solaire.

Aren était étonné de cet affrontement. Depuis que ce voyage avait commencé, il s'apercevait que Wira n'était pas ce qu'il avait cru voir de lui. C'est à dire un jeune homme timide, taiseux et lunaire. Quoique sur ce dernier détail, c'était vrai. Il était hors sol parfois, et ne comprenait pas vite certaines « choses ». Mais il n'était, ni timide, ni taiseux. C'était juste qu'en compagnie d'autres personnes, il choisissait de se taire plutôt qu'ajouter sa voix à la cacophonie ambiante. Quant à sa timidité, elle était une parade utile pour observer les autres.

— J'aime bien ton « mignon », finit par dire Médjès en regardant Aren, avant de commencer à descendre.

— Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Il me trouve « mignon » ? s'interrogea Wira encore à côté de la plaque.

— Laisse tomber. Je t'expliquerai plus tard... peut-être. Et ça n'est pas le moment de jouer à qui pisse le plus loin. On le suit et on voit où il nous mène.

En bas de l'immeuble, trois chevaux patientaient dans l'ombre d'une arcade. Médjès enfourcha le sien et invita les Znūntāks à faire de même. Devant leur hésitation, il les poussa à se dépêcher.

— Le Silence va bientôt s'achever, et nous ne serons plus à couvert.

— De quoi parles-tu ? demanda Aren.

— Tu sais qui est celle qui provoque le Silence. Tu l'as déjà rencontrée. Elle vous a aidés dans le bus.

— La femme au hijab bleu ? lâcha Wira en montant sans problème sur son cheval.

— Elle s'appelle Tidir, elle...

Les lumières autour d'eux réapparurent brusquement, et le bruit d'une vie nocturne qui débutait aussi.

— Dépêchons-nous... Tout cela peut attendre, se contenta de dire Médjès avant de partir au galop.


De notre sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant