12 : Premiers mots.

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Lucile arrive un peu surprise à la bibliothèque de la prison. Deux nouveaux détenus sont présents. Elle ne peut s'empêcher d'esquisser un mince sourire. C'est toujours plaisant d'avoir la reconnaissance envers un projet personnel. Carole sourit aussi, mais c'est habituel.

Lucile s'assoit avec prudence sur une petite chaise face aux hommes. Elle les fixe brièvement. Elle n'irait pas dire qu'elle n'a absolument pas peur d'eux, mais elle a découvert qu'ils n'étaient pas aussi monstrueux que l'opinion publique voulait le faire croire. Ce ne sont pas des saints, certes, mais ils restent humains. Et elle croit en l'humanité de ces individus pourtant à l'écart des hommes.

—     Je suis contente de voir que l'on est un peu plus nombreux, j'espère que bientôt, tout le monde se joindra à nous, lance avec enthousiasme Carole, suscitant quelques sourires.

Lucile reconnait que c'est le point fort de Carole, sa légèreté et sa bonne humeur sont toujours plaisantes. Elle semble complètement oublier qu'elle est dans une prison, au milieu de détenus et sous l'œil attentif de plusieurs gardes.

Carole commence un tour de table où chacun doit se présenter avec son prénom, pour ensuite poursuivre sur un livre qui a particulièrement marqué la personne. Si les premiers échanges sont timides et hésitants, les hommes devant chercher quelle histoire les a particulièrement touchés, le dialogue se fait beaucoup plus léger au bout de quelques minutes. Lucile remarque avec attendrissement les liens de fratrie qui unissent certains détenus, qui n'hésitent pas à rigoler ou se moquer gentiment les uns des autres.

Et quand elle se met à rigoler à son tour quand Paul se moque de son codétenu qui se souvient adorer les histoires pour enfants, elle ne peut s'empêcher de trouver le moment beau. Carole conclut en disant que ce sont des histoires magnifiques quand même, et qu'elles sont belles car elles permettent de rêver facilement. Suite à cette dernière remarque, Lucile remarque plusieurs sourire des hommes. Elle comprend que c'est ce qui leur manque ici, les rêves.





Alors que les hommes recherchent désormais dans les étagères un peu plus remplies de la bibliothèque ce qui pourrait leur plaire, sous les conseils de Carole et de Lucile, la jeune femme voit la porte du lieu s'ouvrir tout doucement. Un jeune homme y rentre, comme sur ses gardes, dévisageant la bibliothèque, et surtout, les deux têtes inconnues à la prison.

Lucile retient son souffle un instant, piégée par les prunelles magnétiques de l'homme. Icare. Elle se souvient de son nom, tout comme elle se souvient de son visage qu'elle n'avait seulement qu'entrevu la dernière fois. Elle n'a pas pu l'oublier.

L'attitude mystérieuse d'Icare la déstabilise un instant. Elle peut sentir, comme par instinct, la multitude de secrets que cache l'homme. Puis il s'avance dans la bibliothèque, désormais avec une certaine assurance, sous le regard de certains détenus. Lucile regarde sa silhouette, habillée d'un simple pantalon et d'une veste grise aux manches légèrement retroussées jusqu'aux coudes, probablement parce qu'il ne peut pas les descendre davantage. Car la peau de ses avant-bras est recouverte de bandages épais. Lucile se souvient des tatouages de l'homme, et elle est presque déçue de ne pas les voir. Sa curiosité voulait découvrir à nouveau les lignes d'encre gravées sur sa peau.


Lucile finit d'aider un homme à trouver le livre qu'il cherche, avant d'oser faire un pas vers Icare, qui déambule dans les rayonnages depuis plus de cinq minutes, à la recherche de quelque chose qu'il ne semble pas trouver.

—     Je peux t'aider ? demande la jeune femme tout doucement, alors que l'intéressé se retourne subitement vers elle.

Lucile ne peut pas parler. Elle a l'impression qu'elle ne peut rien faire, hormis entendre les battements de son cœur. Des palpitations rapides, incontrôlées. Et face à elle, Icare semble masquer toute émotion. Il la surplombe de sa silhouette musclée, et surtout, de ses yeux menaçants. Presque assassins. Lucile ravale sa salive. Non, cet Icare est peut-être une personne bien. Enfin, il ne serait pas en prison. Ou il a juste commis un petit délit, il va bientôt sortir. Elle ne sait pas, et même si sa curiosité la pique, elle arrive à se dire que c'est probablement mieux de ne pas savoir.

Voyant que l'homme ne réagit pas, comme choqué qu'on ait pu lui parler, elle ne trouve qu'à réitérer sa demande.

—     Je cherchais juste un recueil de poésie classique. Il n'y en a pas. C'est pas grave.

La voix grave d'Icare, les premiers mots qu'il lui a dit, tout cela la marque. Bon sang, pourquoi réagit-elle ainsi ? Elle constate ensuite le ton légèrement attristé de l'homme. Elle sent qu'il voulait vraiment ce livre. Elle trouve ça mignon, et d'un côté, elle est quasiment sûre qu'un prisonnier n'a pas envie d'entendre qu'il est mignon. Elle réfléchit quelques secondes, avant de lever un index face à un Icare désabusé, et partir rapidement vers un carton que Carole n'avait pas encore rangé.

Elle revient quelques instants plus tard, un mince bouquin poussiéreux entre les mains, et le tend à Icare.

—     On a juste un Apollinaire, sourit-elle simplement.

En revanche, le sourire qu'elle provoque chez le jeune homme la tétanise sur place. Une gratitude immense se lit sur ses lèvres, et ses yeux semblent retrouver un éclat perdu. Et cela fend le cœur de Lucile, parce que se met à comprendre un fait : à quel point cet homme est triste pour qu'un simple livre défraîchit lui provoque cette joie ?

—     Merci beaucoup, répond Icare, les yeux ne pouvant quitter la couverture de l'objet que tient la jeune femme face à lui.


Quand les mains de l'homme se rapprochent du bouquin tendu, Lucile remarque la naissance d'une coupure peu avant l'intérieur de son poignet, avant que les bandages ne cachent totalement la peau du détenu.

Lucile relève les yeux, croisant ceux de l'homme qui les a vu dériver sur ses blessures. Elle comprend instantanément. Cet homme lui donnerait envie de pleurer. Pourquoi s'est-il mutilé ? Voulait-il se tuer ? Mais il est jeune, beau, une vie devant lui...

Lucile se sent bête. Non, il n'a presque rien devant lui. Juste un bouquin vieillot. Il est en prison. Il est détruit. Tellement en ruines que seules quelques lignes sur du papier semblent lui donner une raison d'être vivant quelques secondes de plus, pour les lire. Comme si la poésie et ses images, ses vers et ses rêves, étaient la dernière chose qui restaient à l'individu. Peut-être qu'Icare ne voudrait pas que l'on ressente de la pitié envers lui, mais Lucile ne peut pas rester insensible.

Elle sait qu'Icare a compris ce qu'elle regardait et ce qu'elle en avait déduit de juste. Elle croise les prunelles de l'homme, brillantes, presque suppliantes. Les doigts de la jeune femme viennent effleurer ceux d'Icare agrippés au livre, comme pour lui souffler qu'il n'est pas seul. Mais au fond, que veut-elle croire ? Elle-même sait qu'il est seul, que sans doute elle ne représente rien pour lui, n'étant là à peine quelques heures un jour dans la semaine.

Lucile en ravale un sanglot. Cet homme la bouleverse. Il ne fait rien, il est lui-même, mais elle ne peut s'empêcher de voir toute la tristesse qui le traverse. Est-ce que les autres le voient ici ? Il ne va pas bien. Il a voulu se suicider. Et pourtant, il semble toujours autant oublié du monde.

—     Lucile, on doit y aller, c'est l'heure ! crie une voix féminine un peu plus loin.

Lucile sursaute, lâchant le livre qui reste cependant entre les mains du prisonnier. Carole l'attend en rangeant rapidement quelques affaires qui traînent, rigolant avec deux détenus et un garde.

—     J'arrive !

La femme se tourne une dernière fois vers le jeune homme. Elle lui adresse un mince sourire, et avec cette fois, l'envie étrange de rester ici, dans cette prison. Elle a envie de savoir qui est Icare, son histoire, et le pourquoi de ses rêves éteints. Mais face à son amie qui l'attend, elle ne trouve qu'une phrase à lui murmurer :

—     Au revoir Icare.

Elle se dit que l'homme est peut-être surpris qu'elle ait retenu son prénom de la première séance, où JP avait crié avant qu'il ne tombe dans les pommes. Et pourtant, c'est elle la plus surprise, surtout quand elle entend une voix grave lui répondre :

—     Au revoir Lucile.

IcareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant