Lucile a su trouver comment changer les idées d'Icare le temps d'un week-end. Après une inscription à l'auto-école parce qu'Icare n'a pas son permis, elle a organisé balade en vélo, un repas au restaurant, et enfin un dimanche soir à traîner dans une petite fête de village avec ses amis.
Icare regarde les ampoules des manèges qui clignotent frénétiquement dans la nuit d'une multitude de couleurs vives, du rouge éclatant au bleu électrique, en passant par un jaune intense. Une odeur appétissante de barbe à papa et de churros règne dans l'air alors que des enfants essaient d'amadouer leur grands-parents près des stands. D'autres sont rassemblés aux auto-tamponneuses, où les mères, installées sur les rebords de l'attraction, papotent entre elles sur l'école de leurs gamins ainsi que de leurs commérages sur la boulangère du village, le tout en gardant un œil attentif sur leur progéniture excitée dans les voitures miniatures. A l'opposé, les hommes se tiennent près d'une buvette, composée de planches de fortune cachées derrière des bâches salies par la poussière et diverses traces de liquide. Autour d'une bière à deux euros réellement âcre, ils rigolent bruyamment en se tapant sur l'épaule, insistant pour payer la prochaine tournée, alors que la bonne moitié d'entre eux est déjà incapable d'aligner tous les mots d'une phrase sans s'y reprendre à deux fois.
Lucile avance dans la fête, sans trop savoir quoi faire. Quand on est gosse, c'est le meilleur endroit du monde : on retrouve ses copains, on fait un tour de manège espérant attraper la queue de mickey et avoir un nouveau tour gratuit, on supplie ses parents de faire une onéreuse partie de pêche aux canards pour remporter une babiole qui à six ans, possède une énorme valeur. Mais quand on est un jeune adulte, c'est un peu moins drôle. La buvette n'a pas forcément d'intérêt, on ne croise pas une ancienne camarade de classe qui elle aussi a un enfant de l'âge de son petit dernier. La seule chose pour laquelle on reste, finalement, c'est le feu d'artifice. Mais ce dernier se fait toujours trop attendre.
Icare reste toujours un peu perdu, face à cette foule vibrante, ces éclats de rire qu'il a trop rarement entendu, des yeux qui brillent alors qu'il a longtemps vu des éclats éteints, des voix d'enfants qui remontent à une quinzaine d'années auparavant pour lui. C'était quand il était à l'école primaire qu'il a entendu autant de voix fluettes résonner.
— Tu vas bien Icare ? s'inquiète Lucile en se retournant.
Il hoche la tête et la rejoint. Lucile le comprend souvent, mais parfois, Icare lui-même avoue qu'il est dans une sensation étrange. Il a l'impression qu'il vient juste de venir au monde, à vingt-sept ans. Il découvre ce qu'il l'entoure sans l'innocence d'un enfant mais avec un cruel manque de repères.
— Tu n'es pas trop bavard, lui fait remarquer Julie, la collègue de Lucile.
Icare fronce les sourcils. Il ne démentira pas les propos de la femme, mais en même temps, il a trop de secrets sur lesquels se taire, et trop de phrases qui lui viennent en tête, mais probablement trop décalées pour une conversation entre adultes. Les gens libres ne font plus attention à ce qui les entoure, mais pourtant, il y aurait tant de choses sur lesquelles s'arrêter. De l'immensité sombre parsemée de diamants au-dessus des têtes, les sourires francs échangés ici et là, les manèges dont il émane une joie de vivre précieuse. Icare remarque tout ça. Il voit la magie où les autres ne voient que la réalité. Il voit la poésie dans le monde où plus personne ne prend le temps de lire la vie. Il se dit que c'est peut-être pour cela, qu'il est un peu bizarre, à griffonner des dessins sur des carnets. Il dessine quelques croquis du temps pour le figer sur du papier, pour former des sentiments qui n'existent qu'au travers des lignes, et c'est probablement ainsi qu'il a l'impression d'être réellement libre et vivant.
Il suit Lucile qui papote joyeusement entre Julie et Carole. Fait étonnant, Icare surprend à plusieurs fois le regard bienveillant de la libraire sur lui. Pourtant, longtemps, quand il a été en prison, il savait que cette femme ne l'appréciait pas. Cela se voyait. Puis elle a essayé d'éloigner Lucile de lui. Pourquoi cela a changé maintenant ? Se rend-elle compte du mal qu'elle a fait ? Icare pourrait être méfiant, mais aussi lui accorder une nouvelle chance. Parce que lui, n'a-t-il pas toujours espéré qu'on lui offre une seconde chance ?
Icare continue d'avancer en retrait du groupe d'amis. Adrien lui aussi est muet. Mais Icare sait pourquoi : il est clair et net que l'homme ne l'aime pas. Il saurait même dire pourquoi : cela crève les yeux qu'il était amoureux de Lucile. Et il voit Icare comme le connard qui lui a volé la femme qu'il voulait. Icare n'aurait-il pas réagi de la sorte si Adrien avait réussi à sortir avec Lucile ? Ou aurait-il laissé tomber en attendant qu'une autre personne débarque dans sa vie ? Il ne saurait trop dire, parce qu'il n'est pas tombé amoureux d'une autre personne que Lucile.
Les trois filles se sont arrêtées près d'un large muret de bois, en hauteur, qui représente sans doute le point idéal pour observer un spectacle de feu d'artifice.
Icare s'installe, dans le même silence que depuis le début, celui qui le caractérise tant. Lucile finit par se poser sur ses genoux, un sourire espiègle sur les lèvres. La chaleur de son corps se répand dans celui d'Icare. Très vite, le duo est rejoint par leur ribambelle d'amis qui s'assoient eux aussi le long du muret.
— Et sinon Icare, tu fais du sport ? demande la professeure du collège. Tu as l'air musclé.
— J'allais dans une salle avant. Maintenant je cours.
— Et tu aimes quoi à part ça ?
Icare réfléchit un instant. Lucile tourne la tête vers lui, l'air amusé par toutes les questions de Julie. Peut-être qu'elle a l'habitude que la femme soit aussi intrusive.
— La poésie classique et le dessin, répond-il comme si c'était évident. Et... Peut-être les poneys maintenant.
Lucile éclate de rire, et lui aussi se sent obligé d'esquisser un sourire. Dire qu'il se moquait de Niels pour ça d'ailleurs.
— Tu as trouvé un drôle d'énergumène dis donc, rigole Julie. D'ailleurs vous vous êtes rencontrés où ?
Les rires cessent d'un coup, et Icare se mure à nouveau dans son silence qu'il chérit tant. Étonnamment, alors qu'il pensait que Lucile allait sortir un énième mensonge sur leur rencontre, c'est Carole qui prend le relais :
— Icare aime la poésie et un jour, il est venu à la librairie en demandant un bouquin. Un Apollinaire il me semble. Lucile me donnait un coup de main à la boutique ce jour-là et c'est elle qui est allée le chercher à la réserve. Et puis voilà.
— Woaw, c'est tellement romantique, on dirait un film ! s'exclame Julie. Dites-vous que j'ai rencontré Antoine lors de la réunion des professeurs de début d'année, quand je discutais avec une collègue d'un film et que cet insolent professeur m'a repris sur mon accent et ma prononciation du titre anglais. J'ai probablement eu envie de le tuer la première fois. Enfin vous comprenez.
Icare secoue la tête, puis préfère retourner son attention sur le ciel étoilé face à lui. Soudain, un bruit sonore retentit, ne faisant sursauter que lui, et provoquant le fou rire du groupe de filles qui l'accompagne.
— Ce saut Icare, tu ne t'attendais vraiment pas au premier tir du feu, se moque affectueusement Carole.
Non pas du tout. Le dernier feu d'artifice, il l'avait vu quand il devait avoir seize ans. Cela devait être pour le 14 juillet, il y en avait souvent pour cette date-là. Il s'installait avec son père à l'étage de la maison, dans sa chambre. Tous deux à la fenêtre, ils avaient une vue imprenable sur le spectacle qui ne se tenait pas très loin de leur maison. Il se souvint aussi que dernière fois qu'il en avait vu un, Niels était chez lui. C'était les derniers mois d'ailleurs, avant qu'il ne décide de prendre un billet de train pour une destination inconnue et qu'Icare ne tue son voisin. Ce soir-là, les trois hommes étaient serrés autour de la petite fenêtre, et chacun essayait de deviner la prochaine couleur du feu qui éclaterait. Ils rigolaient bien. Leur bonheur, finalement, c'était peu de choses.
Un premier feu explose, puis un deuxième. Des fleurs immenses prennent naissance dans le ciel, leurs pétales dessinant de longs traits brillants dans la nuit, comme si des étoiles filantes avaient baigné dans la peinture. D'autres projections sont lancées, et dès leur éclosion, le ciel s'emplit d'une poussière dorée, et Icare serre un peu plus Lucile contre lui, alors que les milliers d'étoiles d'or reflètent dans ses pupilles. Il imagine déjà les prochains dessins sur ses carnets. Il a l'impression que la magie qu'il voit souvent dans le monde autour de lui se révèle enfin aux yeux du monde, qui reste silencieux et admiratif du spectacle céleste.
Et il se dit que la liberté lui avait trop manqué.
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Icare
Romance*Histoire contenant l'équivalent des Tomes 1 et 2* Lucile, jeune professeure d'histoire pétillante, ne pensait pas qu'elle remettrait toute sa vie en question suite à une simple rencontre. En effet, quand son amie, une infatigable libraire, lui dema...