67 : Riche d'un fils.

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La gare est extrêmement calme. Rien d'étonnant, il doit être près de minuit. Icare est parmi les derniers voyageurs à être sortis du wagon, l'esprit encore à moitié ensommeillé. Oui, il a beau ressortir d'une dispute avec sa belle-famille, sa journée de travail l'a éreinté et il n'a pas pu résister à l'appel de Morphée. Cela n'a eu qu'un effet positif : aucun contrôleur n'a eu le courage de le réveiller, si du moins il y en avait un qui opérait des contrôles à cette heure-là. Cela tombait bien, il n'avait pas payé son billet. Comme il aurait dit à Niels, on ne changeait pas les vieilles habitudes.

Icare traverse un couloir de la gare de Lille, ne masquant pas ses bâillements incessants et disgracieux. Il traîne derrière lui son vieux sac de sport, qui l'a suivi dans tous ses évènements de la vie, du plus banal, comme les cours d'EPS au lycée, à ceux plus originaux, comme une incarcération dans un centre de détention pour mineurs, une sortie de prison bien sûr, ou bien la mise à la porte par ses patrons.

Dehors, malgré les journées qui rallongent avec l'approche de l'été, il fait nuit. Quelques lumières éclairent la façade en pierre beige de la gare et des lampadaires guident les très rares passants dans les rues. Ce sont quelques jeunes qui s'éloignent vers un bar ou une boîte de nuit, certains marchent droit alors que d'autres crient très fort. Deux ou trois couples se font apercevoir, disparaissant lentement au coin d'une rue, les doigts toujours entrelacés. Ils rentrent probablement d'un restaurant ou d'une séance de cinéma.

Dans ce monde de la nuit, Icare est probablement le seul à traverser les rues sans accompagnateur. Il n'en a pas besoin après tout. Il s'en fout. Niels était bien motivé de le suivre quand il a appris qu'Icare envisageait de passer quelques jours chez son père, dans leur ville natale. Mais Icare a réussi à le convaincre de rester chez les époux Derosan. Déjà, pour qu'il conserve son job, et c'est la raison principale. Et de deux, il faudra quelqu'un le samedi matin, quand Lucile rentrera chez sa famille, pour canaliser la colère de la jeune femme et lui expliquer où est Icare, parti sans un mot pendant la nuit. Et enfin, Icare avait besoin d'être seul, parce qu'il avait quelques détails à régler dans sa vie.



Icare emprunte un métro, sans plus payer son ticket que pour le train. Un sourire ne peut s'empêcher de naître sur le coin de ses lèvres. Il se rappelle avec insolence ses jeunes années, quand avec ses potes, ils n'avaient que ça pour se déplacer, et lorsqu'un contrôleur se pointait, ils prenaient la fuite en courant comme des dératés dans les couloirs. De toute façon, personne ne les poursuivait. C'était vain de vouloir faire payer ces gosses qui n'avaient déjà rien.

Il arrive à son quartier natal de Lille-Moulin. Niels le tuerait probablement s'il savait qu'il traînait ici. Il lui répèterait de partir au plus vite. Ce quartier, c'est l'histoire de tout leur enfer. 

Icare passe devant quelques immeubles vieillots des années cinquante, sous le regard de quelques toxicos qui trouvent ce jeune homme bizarre avec son sac sur le dos, un peu trop mystérieux avec la capuche de son sweat qui masque le haut de son visage. Il semble déterminé quant à son chemin à suivre.

Puis quelques minutes plus tard, Icare s'arrête et s'adosse contre un muret de briques rouges. Face à lui, quelques maisons pavillonnaires. Les lumières sont éteintes. Les gens dorment probablement. On dort mal dans ces maisons. L'hiver, il y fait trop froid, l'été, la chaleur y reste enfermée et demeure étouffante. 

Icare aperçoit un vieux ballon de football qui traîne devant les marches d'une des maisons. Le cuir est arraché à plusieurs endroits et la toile en dessous recouverte de la saleté du bitume. On dirait que ce ballon n'a pas bougé depuis vingt ans. Il verrait presque un gamin sortir de la maison, s'amusant à lancer ce dernier contre un mur, sous le regard inquiet de son père derrière le carreau, qui guette à ce que ce dernier ne parte pas sur la route. Et puis à côté, il y aurait probablement ce vieil homme aigri. Il les déteste, ce père et son fils, sans trop que l'on ne sache pourquoi. Ils paient leurs loyers, mais parfois, ils ont quelques jours de retard. Le gamin envoie parfois le ballon contre le pot de fleurs que sa femme a posé près de leur porte d'entrée. Il crie aussi ce gosse. Ok, peut-être qu'il s'amuse, mais il y a des moyens de le faire silencieusement. Sa fille à lui, elle lit. Au moins, elle est calme. Ce gosse, il aime son père aussi. Ah, c'est peut-être ce qui le différencie de sa relation avec sa fille. Elle ne lui parle pas tant que ça. Elle s'en fout un peu de son père, elle préfère sa mère. Ses voisins, en face, c'est différent. Le piot n'a que son père, la génitrice est vite partie. Elle ne voulait pas de ce gamin. C'est peut-être logique. Personne ne veut de ce gamin. Sauf son père. Mais il galère un peu. Il ne fait jamais très chaud dans leur maison. Les baskets du garçon sont recollés mais rien n'efface l'usure de ces dernières. Ses pantalons sont parfois un peu trop courts. Pff, il serait peut-être mieux avec les services sociaux ? Ouais, c'est une bonne idée. Ça ferait peur au gosse, c'est drôle de le voir les yeux larmoyants et la moue déformée par la peur. Après, il arrête de jouer. Le calme revient. Le temps passe. 

IcareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant