CHAPITRE 66

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Étendue sur le flan, un bras replié sous sa tête, Agnes observait d'un regard encore emplit de sommeil et un peu absent le dos meurtrit de Sherlock qui dormait à côté d'elle, suivant de ses prunelles sombres les mouvements apaisants de la peau pâle et lacérée à chaque respiration du détective. Un léger courant d'air frais glissa sur sa hanche nue partiellement couverte du drap blanc et froissé, et elle tendit une main vers les marques de fouet ancrées profondément dans l'épiderme masculin, frôlant du bout des doigts les blessures vives qui lui serraient le coeur.

Ils n'avaient pas prononcés un mot après leurs retrouvailles passionnées de la veille, l'acte charnel en lui-même ayant été assez puissant pour délivrer les paroles qu'ils n'avaient pas pu libérer de la barrière de leurs lèvres. Et même si elle avait l'impression de se sentir à nouveau entière, allongée près de son ami ( amant ? ), elle ne pouvait s'empêcher de garder une pointe de rancoeur coincée contre son coeur. Pour les deux ans qui s'étaient écoulés et qu'elle avait vécu comme une continuité de jours plus douloureux les uns que les autres. Pour les nombreuses heures qu'elle avait passées à côté de la tombe du détective dans ce petit cimetière, à lâcher ses larmes silencieuses sur l'herbe grasse. Pour toutes les nuits honteuses qu'elle avait enchaînées avec des inconnus juste pour essayer de ressentir quelque chose, n'importe quoi. Deux ans de sa vie qui, quoi qu'il advienne à présent, garderaient à jamais le spectre de son deuil inutile qu'elle avait enrobé d'un fleuve d'alcool sirupeux. Un souvenir vivace, mais brouillé par un chemin de vie dans lequel elle ne s'était pas reconnue une seule fois. Dans lequel elle avait noyé le chagrin de son amour caché pour le sociopathe dans un flot de brume opaque.

Soupirant doucement, Agnes retira sa main du dos musclé en continuant de fixer les lacérations violentes, avant de tourner la tête vers son smartphone posé sur la table de chevet à sa droite pour consulter l'heure.

06H54. Dans quelques minutes à peine, elle allait devoir se lever pour affronter une nouvelle journée de travail, de conversations futiles avec ses collègues, de réflexions brouillées qui encombraient son cerveau. Dans quelques minutes elle allait devoir casser cette bulle hors du temps qui s'était enroulée autour d'elle et de Sherlock au moment où elle avait posé ses lèvres sur les siennes, cette bulle si chaude et si rassurante où elle s'était sentie bien pour la première fois depuis deux ans. Ça serait une journée ennuyeusement ordinaire, pareille à toutes les autres et pourtant tellement différente.

Passant une main dans ses longues boucles brunes, la jeune femme attrapa son portable pour arrêter le réveil avant qu'il ne se mette en route, et elle se releva pour s'asseoir au bord du lit, fixant ses pieds nus pendant quelques secondes en continuant de laisser ses pensées se dérouler en désordre dans sa tête. Dehors, le soleil pâle filtrait timidement entre les interstices des rideaux fermés, invitant la brunette à accueillir cette nouvelle journée, et elle se résigna à se lever, récupérant la chemise de Sherlock qui gisait au sol pour se vêtir avant de sortir sans un bruit de la petite chambre.

Le battant en bois se referma dans un bruit discret, et le détective releva ses paupières sur ses iris glacés, qui se fixèrent aussitôt sur la porte avec appréhension alors qu'il entendait Agnes mettre la cafetière en route dans la cuisine.

Malgré le fait que la jeune femme se soit offerte à lui sans concession la nuit dernière, il savait qu'il n'était pas encore pardonné pour ce qu'il avait fait. Pour ce qu'il lui avait fait subir. Et il la comprenait. Il allait devoir mériter sa présence, son amour. Mériter chacun de ses sourires et de ses regards pour peut-être - peut-être - espérer être digne d'elle. Parce qu'il ne pouvait pas faire autrement que d'avouer - honteusement encore - que l'enveloppe douce, discrète et profondément humaine qui s'était entourée autour de son coeur était bien en train de se faire une place près de son esprit calculateur et froid qui siégeait sur le trône de ses émotions.

UntitledOù les histoires vivent. Découvrez maintenant