Il m'observe sans me dévisager. Ses yeux sont encrés dans les miens. Et rien ne résiste autour. Tout est figé. J'ai l'impression qu'on a changé de dimension, l'espace d'un instant. Cette profondeur, cette magnitude entre nous, n'a jamais été aussi puissante. Je ne crois pas d'ailleurs avoir ressenti cela un jour. Nous sommes si loin, l'un de l'autre, pourtant. Mais je peux ressentir à des kilomètres, ce lien si étrange qui nous unit depuis toujours. Je ne sais pas quoi en penser. Je crois que cela me fait peur plus que je ne l'admets. Je voudrais franchir cette barrière, passer de l'autre côté de la zone d'accréditation, le prendre dans mes bras, me serrer contre lui, lui demander de veiller sur moi... mais je ne peux pas. Je suis paralysée. Il n'y a rien à faire avec Nour. Rien.Partir... c'est la seule solution.
Je romps notre échange, en posant mes yeux sur Selim qui se tient à mes côtés. Et je lui ordonne doucement de faire le job à ma place. Il ne comprend pas ce qu'il se joue devant lui et c'est tant mieux. Alors comme un enfant à qui on offre un cadeau, il s'élance au travers du parterre de journalistes, pour rejoindre Senghar. Son ami. Son frère. Ma plaie béante.
Je ne prends pas la peine de jeter un dernier regard dans sa direction. Je détale à la vitesse d'un éclair un soir d'orage. Dans ma course, je sens que mes jambes sont incertaines. Elles ne tiennent qu'à la seule force de mon mental. Je trouve cela ridicule. Un émoi d'adolescente ne peut pas se transposer dans une vie d'adulte. Je m'ordonne de grandir. Mais je sais au fond que cela est plus complexe qu'il n'y parait.
Je patiente sur le parking à l'extérieur du camp d'entrainement. J'ai quelques coups de fil à passer, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je suis incapable de parler tant je tremble de tout mon corps. Je suis affolée. Et je ne sais pas exactement de quoi. Est-ce parce que je réalise que les sentiments renaissent ? Ou parce qu'ils ne sont en fait, jamais partis ?
Peut-on désaimer quelqu'un ?
Pardonne t-on un jour ? Et ce malgré la noirceur ? Malgré la douleur ?
Toutes ces questions s'entassent dans ma tête et fait battre mon coeur à une cadence folle. J'ai l'impression d'être aliénée. Le diable s'empare de moi et fait jouer mon corps comme une marionnette. J'essaye de rétablir de l'ordre. Mais c'est dur.
Je décide de marcher un peu plus loin, dans un coin du parking où personne ne peut me voir. J'ai besoin de m'assoir et de réfléchir. C'est comme cela que je fonctionne. J'ai besoin de me raisonner. De me concentrer sur des faits. Où en étais-je ?
Selim et moi avons décidé de ne pas évoquer à voix haute ce que nous venions de découvrir à qui que ce soit tant que nous n'avions pas fait la lumière sur cette affaire. C'est un commun accord. En tant que journaliste, il est de rigueur de prévenir sa rédaction quand on pense avoir flairé un gros poisson. Mais dans ce cas précis, pleins de raisons nous empêchent de franchir ce cap. L'amitié de Selim pour Senghar est la principale raison. Elle abroge absolument tout. C'est sûrement la première des fautes professionnelles que nous nous apprêtons à faire. La certitude qu'un match d'une telle importance ait pu être délibérément perdu et choisir de se taire, c'est une méprise. Une bavure uniquement orchestrée au nom de la fraternité. Nous sommes convaincus qu'il y a une explication. Je n'ai pas pu contredire Selim sur ce point. Nour Senghar n'aurait jamais triché pour de l'argent. Et cette évidence me frappe de plein fouet. Parce que si la raison n'est pas pécuniaire, qu'en est-il ? Qu'est-ce qui peut être assez grave pour pousser un tel joueur de sa trempe à réaliser l'impensable ?
Avant que je n'aille plus loin dans les investigations, il m'était nécessaire de comprendre le processus de paris sportifs biaisés. C'est Selim qui m'a aidé à saisir l'ampleur de ce phénomène. Alors que l'équipe parisienne était jugée grande favorite de la rencontre avec Toulouse, les cotes ce soir-là allaient dans le sens du SCP*. Aucune raison de trouver cela suspect m'a assuré Selim. Au fur et à mesure de la rencontre cependant, on a pu apercevoir un léger transfert de sommes relativement élevées sur l'équipe de Toulouse. Ce qui a considérablement augmenter la cote de l'OCT*. Mais pas au point d'alarmer les autorités. Toulouse jouait bien. Paris semblait se disperser. Senghar n'était pas à son plus haut niveau et l'ensemble de l'équipe s'est retrouvé avec un pourcentage de possession de balle bien en dessous de son adversaire. Selim en est convaincu, dans le football tout peu arriver. Le transfert d'argents sur Toulouse correspondait à un ajustement des cotes de la part des bookmakers. En moins de temps qu'il n'en a fallu, la victoire pour Toulouse a scellé le deal. Selim est unanime, un site de pari en ligne va engranger plus d'argents sur un match si la majorité des parieurs perdent. Et c'est exactement ce qu'il s'est passé. De plus, le pénalty raté de Nour est passé inaperçu. Qui aurait pu se douter un seul instant - excepté moi - qu'il venait de s'exploser le pied dans un casier la veille de ce match ? Cette rencontre est totalement passé sous l'oeil des radars. À qui a t-elle profité ? Aux seules personnes qui ont mis la pression sur un seul joueur pour lever le pied sur le score final. D'après Selim, le président de clubster et ce fameux inconnu sur la photographie... cela ne faisait aucun doute.
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Soisek - dix ans plus tard - | Terminée |
ChickLitSoisek Mara est journaliste sportive pour un grand quotidien national. Déterminée, calme, mélancolique, elle partage sa vie entre son job et ses quelques amis, une existence normale qui cache souvent des tourments enfuis. Et lorsque le meilleur jou...