64. Tabloïd

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Sur mon bureau, je remarque un tas de magazines mal rangé, que quelqu'un a jugé bon de balancer à la hâte. Étonnée, j'observe mes collègues autour. Je sens leur regard rivé sur moi. Cette sensation est parfaitement désagréable, d'autant plus que je n'en ai pas l'habitude. Certains chuchotent entre eux. J'ai l'impression d'être un véritable animal de foire. Je pense d'abord à une prétendue blague. C'est en prenant le premier journal en main, que je réalise pourquoi tout le monde semble fasciné ce matin. Sur le papier glacé, je finis par me reconnaitre bien distinctement. Mon sang ne fait qu'un tour. À nouveau, mon coeur tambourine à l'intérieur de moi. Ma tête vacille. Je n'entends plus le brouhaha de l'extérieur. Tout se fige. J'observe cette fille que je ne connais que trop bien. Sa tête est posée contre le torse de Senghar, dans une étreinte qui ne laisse que peu d'interprétation à la nature des sentiments qui les lies. Rêveuse, elle a le regard tourné vers l'ailleurs. Lui a posé son menton sur le sommet de sa tête. Un geste d'une tendresse infinie. Ils sont deux contre le reste du monde. À l'abri des regards, au milieu d'un parc. Il fait presque nuit. C'est l'hiver. Ils pourraient être n'importe qui, mais ils sont ce qu'ils sont et c'est bien le problème.

Il y a plusieurs clichés de ce même moment qui se promènent dans les pages de ledit magazine. Et je comprends que ces images ont fait le tour de la presse people. À l'heure qu'il est, les rédactions du monde entier ont le regard braqué sur eux.. Sauf que rien de tout ceci n'est vrai. J'ai l'impression d'être en plein bad trip. Je sais par expérience qu'il ne faudra que quelques jours, voire moins, pour que mon nom apparaisse partout. Mes réseaux sociaux vont être épiés, disséqués, commentés. Toute ma vie va être passée au peigne fin. Rien ne sera jamais plus comme avant. Il va falloir des semaines avant que la tempête médiatique ne s'abatte sur une autre proie. Si il s'agissait de n'importe quel autre des coéquipiers de Senghar, les émules pourraient se contraindre. Mais c'est justement parce que c'est Senghar, que cela n'arrivera pas. L'occasion est trop belle. En dix ans de carrière, jamais le joueur n'avait été photographié au beau milieu d'un geste tendre. Dans ma tête, tout tourne à bloc. Je sais. Je comprends ce qu'il m'arrive. Et j'en suis horrifiée.

Derrière moi, quelqu'un se gratte la gorge. Je me retourne vivement. Yuri m'observe. Mon corps se glace. Putain, comment ai-je pu passer à côté de ces foutus paparazzis ? Juste derrière Yuri, je vois Selim apparaitre. Génial. Enfin au complet ! L'ensemble de l'open-space a le regard rivé vers nous. Je me sens comme un lapin pris entre les phares d'une voiture. Yuri qui aime pourtant le spectacle a la décence de me proposer de le rejoindre dans son bureau. J'échange un regard avec Selim. Il pose ses yeux doux sur moi. Et cela a le don d'apaiser mes tourments quelques nano-secondes. Mais déjà, mon anxiété reprend sa place. Plus mes pas me rapprochent du bureau de mon chef, plus je sens ma confiance quitter mon chemin. J'ai peur. Peur d'être jugée sur un aspect de ma vie que je ne maîtrise pas. Si être compétente relève de ma capacité à travailler sans relâche, mes sentiments eux, ne doivent jamais être exposés au grand jour. J'ai pris grand soin ces dix dernières années de museler ce coeur, de ne jamais croiser le travail avec le plaisir, de ne pas me laisser atteindre et de toujours privilégier ce poste à toutes les autres amourettes. Mais là, c'est différent. Comment l'expliquer ?

Il y a un nombre incalculable de choses que je ne veux pas que les autres sachent à propos de moi. La première : c'est que je suis une femme blessée. La deuxième : c'est que je ne fais confiance à personne pour être le réceptacle de mes névroses. La troisième : mon point faible s'appelle Senghar.

Je crois que j'en ai honte au fond.

Et si jusque là, l'on pouvait penser que j'étais stable et saine, mettre le doigt sur mes petits secrets ne m'arrange pas. J'aime les images lisses. Pas les aspérités qui font partie intégrante de qui je suis.

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant