12. Retransmission

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Je n'y suis pas allée. Au match. J'ai prétexté une tonne de sommeil à rattraper auprès de Selim pour qu'il me foute la paix. La vérité, c'est que j'avais pris une douche froide la veille et qu'il était hors de question que le scenario se répète encore une fois.

Peut-être que Senghar avait raison dans un certain sens. Ma place était dans l'ombre. Derrière une télé. Dans un appartement minuscule. Avec pour seule compagnie, une bière qui subsistait seule dans un frigo dépossédé de nourriture.

Non, je ne suis pas en train de broyer du noir. À l'évocation même de cette expression, je me mets à rigoler sournoisement. Peut-être que, je ne suis pas tout à fait dans mes baskets aujourd'hui. J'ai des yeux sombres en tête et ça me file une migraine considérable. J'ai une tête à déterrer les morts. Une incartade et je finis tout droit en taule pour délit de faciès.

En fait, je n'ai pas aimé. Hier. Ça m'a blessé. Ça n'aurait pas du.

Je cherche en vain une raison pragmatique à cette sensation désagréable et je n'en trouve pas une seule de rationnel. Je devrais m'en foutre, mais je n'y arrive pas. Ses iris noirs se balancent devant mes yeux. J'ai beau battre des paupières, son regard est toujours braqué sur moi dans une sorte de non-considération ultime pour l'être humain que je suis. Je tape fort le sommet de mon crâne, dans l'espoir de faire disparaître cette vision désobligeante. Mais rien n'y fait. C'est peine perdue.

Alors que je trimballe un démon à la peau d'ébène, j'en oublierai presque d'allumer ce fichu écran de télévision. Mais j'ai peur de ce que je vais y découvrir. C'est comme si mon propre chez moi pouvait me narguer. M'envoyant milles images dont je ne veux pas être témoin. Je devrais me ressaisir. Mais je me sens comme une merde. Engloutie par le pouvoir d'une succession de mauvais mots qui m'ont renvoyés à des souvenirs douloureux. Putain, que c'est ridicule. Dix ans. Et me voilà au même stade. Si je lui en veux, je m'en veux encore plus à moi d'y porter de l'intérêt. Je pourrais allumer tranquillement mon poste et regarder un match comme n'importe quel supporter sportif. Je pourrais. Mais je ne suis pas en mesure d'y apporter un œil objectif. Senghar a biaisé mon amour pour le football à tout jamais.

Pourtant ce soir, l'issue de la rencontre est importante. Une des deux équipes finira en demi-finale de la coupe de France. Comme tout bon citoyen attaché à sa ville, je devrais être en train de supporter mon club. Au lieu de me morfondre comme une adolescente qui vit son premier chagrin d'amour, sa première déception amicale, ou son premier spleen d'adulte en devenir. C'est une hérésie. Mon comportement est inapproprié. Et ma bière est vide.

Je prends la décision foudroyante de me noyer dans une bouteille de pinot noir. Histoire de faire taire les élucubrations qui raisonnent malgré moi. Je n'ai jamais aimé boire seule, préférant les longues tablées pour trinquer. Mais ce soir, le choix s'impose de lui-même. Toute façon, je n'ai rien de mieux à faire. Si le plaisir m'avait été donné de chantonner des cris dans un stade, je l'aurais fait. Mais Senghar, encore une fois, a ruiné l'inconditionnelle fantaisie qui me procure un match de football.

La mi-temps ne devrait pas tarder. A force d'évaluer le pour ou le contre, j'ai laissé s'écouler 45 minutes de match, en un claquement de doigt. Le moment est bien choisi donc, pour descendre chercher une bouteille chez Abou, l'épicier.

En chemin, je me dis qu'au final, ce n'est pas plus mal si je trouve une autre façon d'occuper mon vendredi soir. Exit le match de foot, j'aurais pu inviter des potes. Tout en marchant d'un pas précipité, l'idée qui vient de fuser à l'intérieur de mon cerveau me paraît ridicule. Des potes ! De ce qu'il en reste, je sais d'avance où les trouver – dans les gradins du stade Parchamps. Essaye encore Sek !

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant