1. You rock !

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J'éteignis la lumière. Il était plus de deux heures du matin. Je ne pouvais décemment pas prétendre que la fatigue ne me rongeait pas. Combien d'heure avais-je passé à rédiger cet article ? Quatre ? Cinq heures ? Peut-être six ? Aucune idée. Mais c'était dans la boite. Enregistré, relu, envoyé. J'avais fait le job ! Et à chaque fois la satisfaction m'était euphorique. Un article publié égalait à une mention de mon nom dans les pages noircies. C'était ça, la réalité de ma vie. Passer de longues heures, derrière un écran d'ordinateur, à rassembler mes idées pour pondre la pépite qui intéresserait une rédaction. Pas n'importe laquelle de rédaction : celle de Team+. LE quotidien sportif national ! Celui que tout le monde lisait ; au café le matin, en salle d'attente chez le médecin, dans le métro avant d'aller au boulot, à midi en déjeunant entre deux réunions, le soir en prenant l'apéro, au couché avant de se laisser bercer par la nuit. Tout le monde lisait Team+. Même ma mère qui n'avait jamais rien compris au sport.

J'avais décidé très tôt, de mêler ma plume à l'univers du jeu. J'avais grandi dans une petite ville où l'on prêchait le pouvoir du sport sur tout un tas d'autres préceptes foireux. J'étais née pour ça. Parfois je m'en convainquais, quand les journées se faisaient dures et que mon inspiration frôlait le noyau de la terre. C'était ça ma vie. Celle que j'avais choisie. Courir d'évènements en évènements, relater les prouesses sportives des uns, les contre-performances des autres, tout ça dans un but informatif. Ne jamais prendre position, m'avait-on répété. Jamais. Ce n'était pas mon rôle. Je devais instruire, expliquer, informer, mes lecteurs. Le reste, c'était aux autres d'en juger. J'étais journaliste, pas magistrat. Journaliste, pas Dieu.

Pourtant il n'était pas rare que je me prenne de passion pour certains sujets quitte à outrepasser ostensiblement mes missions. C'était ça la force de frappe de ce métier. Dès que l'un d'entre nous avait flairé le bon point, tout était prétexte à s'engouffrer dans la brèche. Comme un camé. L'obsession s'appuyait souvent sur une enquête minutieuse et il n'était pas rare de faire des découvertes scabreuses. Le milieu du sport n'épargnait personne. Influence, cash, transaction frauduleuse, contrat juteux, petit secret bien gardé... la liste était longue. Nous étions des petits piranhas, capables de détecter la présence d'une goutte de sang dans l'eau à plusieurs dizaines de mètres. Tout ce qui nourrit n'est pas bon à être épargné. Une seule règle. Une prophétie. Découvrir la vérité.

Pour l'heure, j'étais essorée par une affaire qui m'avait envoyé explorer les tréfonds du trafic de diurétiques chez les gymnastes de National A. J'avais fleuré le scoop au moment même où j'avais interviewé une jeune gymnaste trop bavarde à mon goût. Mon rôle aurait pu s'arrêter là. Mais piquée par ma curiosité, j'avais creusé inlassablement pour finir par découvrir le pot aux roses.

Je ne pourrais décrire la sensation que cela procure de déballer l'emballage merdique des milieux influents. Se rendre compte que chaque parade en cache une autre. C'est comme une dose de crack. C'est mécanique. Le système est en alerte. Le cerveau s'affole. Le cœur prend 100 pulsations minutes de plus. Félicitations. Vous venez de mettre le doigt sur une sordide affaire. Caressez-la. Prenez-en soin. C'est peut-être elle qui vous rapportera de la thune. Bientôt, grâce à elle, votre nom apparaîtra en haut de tous les autres. Choyez-la bien. C'est elle, la clé de votre prospérité.

Evidemment, si c'était tous les jours comme ça... je crois que je ne serais plus de ce monde. La plupart du temps, les conférences, les évènements, les matchs auxquels j'assiste, ne sont pas pavés d'histoires galeuses. Il arrive aussi, de se heurter simplement à la beauté du sport. Et dans les deux cas, je suis joueuse.

À bientôt trente ans, je venais de consacrer une bonne partie de ma vie à analyser chaque résultat sportif comme on scrute la dernière tendance à la mode. Je m'étais confortée dans mes choix à mesure que je grandissais. Pour moi, rien n'avait plus de saveur que celui d'un match bien négocié, d'une figure bien réalisée, d'un combat bien mené, d'une joie salvatrice sur le visage des vainqueurs. J'aimais ce que je faisais. Et rien ni personne ne pouvait me l'enlever. J'avais travaillé dur et sans relâche pour qu'on me décerne ma précieuse carte de presse. Ce sésame que j'avais de cesse de reluquer à chaque fois que ma motivation prenait le large. J'étais déterminée à réussir. Pour moi, pour ma mère, pour tous ceux qui croyaient un tantinet en moi. L'espoir ne m'avait jamais quitté. L'espoir. Ce malicieux sentiment qui prenait racine au fond de mes entrailles et me poussait toujours à faire mieux, à obtenir mieux et à grandir sagement, dans l'attente de l'après. Le sourire aux lèvres.

Ça aurait été mentir que de prétendre que cette passion n'empiétait pas sur tout le reste. Exit les petits copains. Le dernier en date avait fui, reprochant à mes obsessions de prendre une place prépondérante dans mes interactions sociales. Je ne pouvais pas tellement lui en vouloir. Pour rien au monde, je ne travestirai ce que je suis. Pourtant, il m'arrivait de ressentir la solitude aussi placidement qu'intensément. Ces moments où la nuit venait happée mon silence et rendait mon exil sentimental plus pondéreuse qu'à l'habituel. Parfois, c'est vrai, j'avais froid d'être seule.

Il était plus de deux heures du matin, mais pourtant il m'était presque impossible de fermer l'œil. La frénésie dans laquelle je m'astreignais de vivre en continue rendait mes nuits agitées.

Le clap de mon clavier. Pam-pam-pam. Les centaines de mot. Pam-pam-pam. Cliquer. Enregistrer. Envoyer. Pam-pam-pam...

Et cette satisfaction. Celle du devoir accompli. Mieux qu'une drogue dure. Pam-pam-pam...

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant