68. Révélations

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Dans la pénombre du studio d'enregistrement de Team +, j'observe Nour en face du journaliste. C'est le grand jour. Celui où il a décidé de livrer une partie de sa vérité. Et comme je m'y attendais, il excelle dans sa mission. Son visage est détendu et il arbore un sourire timide qui ferait chavirer qui que ce soit doté d'empathie. Avec une vulnérabilité à peine voilée, il décrit sans faute son parcours jusqu'à l'obtention de ses nombreux trophées. L'hésitation dans sa voix ne trahit par sa détermination à délivrer sa part d'ombre aux plus grands nombres. Il se raconte. Pour la première fois. La totalité des personnes présentes autour de moi sont suspendus à ses lèvres. Je lance mon regard à ma gauche, là où Yuri se trouve droit comme un i. La main au niveau de sa bouche, il ne loupe pas une miette de ce qu'il se passe. Aujourd'hui est un évènement. Le champion que tout le monde s'arrache décide enfin à révéler sa part d'humanité. Dix-ans qu'aucun journaliste n'a jamais pu l'approcher. Et c'est maintenant qu'il se dévoile.

J'entends la voix douce de Nour se raconter sans phare. De son enfance précaire dans le quartier de la Palissade à Colombes. De son amitié sans faille avec Rafi El Hadi. De ces prédispositions au football. De ce rêve qu'il a choyé tant d'années et ce malgré les épreuves de la vie. La perte d'un papa. La vaillance d'une maman. L'abnégation d'un entraineur comme Aristote. L'équipe. Le lycée. Ce mal de dos. Cette opération. Cette ambition à poursuivre. À ne jamais, jamais perdre de vue. Il retrace les années moins glorieuses, sa colère prégnante, son indiscipline, et toutes les fois où Ari l'a viré du terrain pour mauvaise conduite. Tel un fil à coudre, il suit les étapes de sa destinée. Sacrifices, passion. Impétuosité. Virtuose. Il détaille ses premières blessures, explique comment grâce à son mental d'acier il est parvenu à chaque fois à revenir à un meilleur niveau que le précédent. Le monde entier retient son souffle. Il marque une pause dans son récit. Ses yeux se détournent pour se planter dans les miens à quelques mètres du plateau. Puis comme pour se donner du courage, il reprend. Son premier amour. Vous connaissez la force d'un premier amour ? Demande t-il. Il terrasse tout. Mais celui-là avait un je-ne-sais-quoi de particulier. Il transcendait. Cette force acquise, n'en était que plus belle parce qu'elle s'exprimait comme un livre ouvert sur un terrain de football. Comprenez... acquérir ce niveau de maîtrise dans cette discipline, c'est aussi savoir bien s'entourer. L'amour c'était l'apothéose. Une raison en plus de se lever le matin. De conquérir les plus grands terrains de football du monde. Sans ça... il n'y aurait peut-être jamais eu de Nour Senghar. Son visage devient triste.

La pièce entière se fige. Comprenant que l'interview prend un tournant inattendu.

Que s'est-il passé ? demande le journaliste. Nour baisse la tête. À la recherche de ses mots. Je le sens troublé et cela rend l'échange encore plus profond. Tout à coup, ses iris se voilent. Faisant place à la culpabilité. Ce qu'il se passe lorsqu'on prend de mauvaises décisions, murmure t-il d'une traite.

Alors il raconte. Ce mal de dos. Toujours. Cette surdose de morphine pour faire passer ses douleurs irradiantes. Cette fatigue latente à se battre contre une souffrance invisible pour les autres. Cette idée minable qui a fait basculer le cours de sa vie. Échanger de la morphine contre un dérivé puissant d'opioïde. Risquer sa vie. Pour faire taire la détresse. Se faire pincer par l'office centrale. Se trouver un sauveur. Une personne qui croit tellement en son potentiel qu'il se sent capable de transformer la réalité. Il n'y a jamais eu de trafic pour Nour. On l'a effacé. Pour lui permettre de se concentrer sur son jeu. C'est là que Senghar est le plus rentable. Sur un terrain de foot. Pas en garde à vue. Mais pour se sentir tout à fait redevable de cette fleur accordée, le sacrifice n'en est qu'à son balbutiement. Rien n'est jamais gratuit dans la vie. Mais à dix-sept ans, c'est parfois difficile à comprendre. Dix-sept ans, souffle le présentateur. Être un gamin de quartier, livré à soi-même depuis toujours, en passe de devenir le prochain crack... connaît lui aussi ce que la jeunesse inflige : l'inexpérience. J'étais à ça de passer à côté de mon rêve, confit-il. Il décrit. Ce que renoncer veut dire. Tuer l'amour. Dans l'unique but de devenir le meilleur joueur de tous les temps. Un choix impossible. Un choix aliénant. Un choix dévastateur. Mais le seul choix à faire à ce moment-là. On ne vous a donné aucune autre alternative ? Interrompt le journaliste. Nour ricane légèrement. Dans le haut niveau, il n'existe aucune alternative. La réponse est claire. Il acquiesce lorsqu'on lui demande de confirmer qu'il a bien subit des pressions extérieures pour que son histoire soit passée sous silence. Des noms ? Pas pour l'instant. Pourquoi se livrer maintenant ? Pour que le monde entier sache qui je suis. Les mains de Nour se chevauchent sur le haut de ses cuisses. Il regarde le présentateur droit dans les yeux sans sourciller une seule fois. Droit dans ses bottes. Il s'est mis à nu. Et l'amour ? J'y travaille, glisse t-il avec un sourire sincère.

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant