36. Le lycée

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Avec Mél, on traine la vieille et fâcheuse habitude de fumer un pétard à la sortie du lycée. Cachées derrière les grands sapins qui encadrent le stade de foot de la commune, qu'il vente ou qu'il pleuve, c'est notre rituel. Celui qu'on s'octroie après une journée passée en cours, à bachoter les examens. Je crois que personne ne le sait. Et même si c'était le cas, personne ne dirait rien. À Colombes, ce n'est pas comme si c'était un fait exceptionnel. Tout le monde tire sur un joint pendant son temps libre, sauf les footeux du FCC, trop occupés à courir derrière un rêve fait de stades bondés et de salaires à 10 chiffres. Je n'aime pas trop être stone. Mais j'apprécie le calme et la sérénité que ça me procure jusqu'à ce que ça ne fasse plus effet. La weed, c'est un prétexte pour zoner dehors après le bahut. En vérité, j'aime bien ce moment d'accalmie avant de rentrer dans le havre de tristesse qu'a si brillamment façonné ma mère. Au fond de moi, je sais que ce n'est pas une excuse. Mais je me vois mal confier à quiconque que la raison de mon vice réside dans l'incapacité de ma mère à ressentir de la joie. D'abord parce que cette prophétie est moche, ensuite parce que ça ne s'évoque pas à voix haute. Je fume en cachette pour retarder le moment où je la croiserai elle et son chagrin récalcitrant. Scotchée à sa maudite télévision, les yeux éteints par une mélancolie sans équivoque, la pièce pleine de papillons noirs. Et moi j'ai 16 ans et j'en ai marre de gérer la tristesse de quelqu'un d'autre.

Alors je fume. Le tabac me brûle la gorge. Ma tête vacille lentement. Mes yeux deviennent rouges. Et dans l'interdit, je trouve une certaine forme de réconfort. J'ai l'âge auquel on s'en fout de se faire du mal. C'est souvent ce que je me dis quand se consume le pilon entre mes    doigts.

À la tombée de la nuit, je contourne presque toujours le terrain de foot avant de regagner ma rue. De loin, je peux apercevoir Selim et le reste de ses coéquipiers s'envoyer la balle, sous un tonner de cris, d'engueulades et d'éclats de rire. Je laisse souvent mon regard dévié vers un joueur en particulier. La fluidité de ses gestes se repère de loin, même dans la pénombre, même éblouie par les réverbères. Emmitouflé sous un bonnet et un large sweet, je le vois faire des passes précises et techniques, jouant et sur-jouant de ses facilités. Un halo de fumée s'échappe de ses lèvres à chacune de ses respirations. L'hiver a flingué les températures d'une épaisse vague de froid. Mais de l'autre côté du terrain, il y en a qu'un seul qui court plus vite que les autres. Laissant derrière lui, la petitesse ambition. Les chimères enfantines qui ne se racontent qu'entre quatre murs. Le destin n'attend pas. Et c'est bien le seul à l'avoir compris. Je laisse glisser mes doigts le long de la clôture du stade et je dévie ma route. Jusqu'à ce que la silhouette du joueur, ne soit plus qu'une vision trouble et nuageuse. Plus qu'une étoile qui se consume dans l'opacité du ciel. 

Ces derniers temps au lycée, ma concentration s'est amoindrie. J'ai de plus en plus de mal à ne pas laisser mon cerveau me surprendre par diverses pensées. Je rêve d'un ailleurs. Là où l'univers ne serait pas gris, ni bénéficiaire à une classe sociale dont je ne fais pas partie. Je dessine un monde qui n'existe pas, étouffer par le poids des responsabilités qui m'incombent. Je n'ai jamais été aussi adulte que maintenant. Et j'aurais aimé que ce ne soit pas le cas. Alors j'intériorise. Murée dans le silence. Constamment dans l'attente d'un lendemain. Un lendemain, qui, peut-être, ne viendra jamais. Et je fume. Parfois même au réveil. Je perds le fil, lentement. Une déroute douloureuse que j'orchestre à merveille.

Au deuxième rang, près de la fenêtre, dans cette salle de cours exiguë, ma place est vide. La chaise branlante et usée demeure comme un objet abandonné. C'est pourtant là que je passe l'essentiel de mes journées, à divaguer sur les planches savonneuses d'un futur en pointillé. 

Je n'entends même plus la voix rocailleuse du professeur de littérature. On y exerce notre plume, mais la mienne est morte. Je voudrais plutôt qu'il m'explique le mode d'emploi pour survivre dans cette jungle. Je veux savoir quand est-ce que je verrais la lumière au bout du tunnel. Existe-t-elle seulement ? Pourquoi personne n'est en mesure de m'apporter un début de réponse ? J'ai 16 ans et déjà, plus rien n'a de sens.

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant