14. Ne rien savoir

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J'avance mon verre près de mes lèvres tout en zieutant sa réaction. Mais avant qu'il ne dise quoi que ce soit, il s'empare de ma coupe pour la reposer sur la table basse.

- Je crois que tu as assez bu. M'assène t-il.

Dans son regard, je lis un avertissement cinglant. C'est sa façon primaire de m'aviser de ne pas aller trop loin. Il me cherche, me teste, se joue de moi. Et je suis saoule, donc beaucoup plus encline à répondre à l'affront.

Il repose son dos contre le dossier du canapé tout en lâchant un soupir d'exaspération. Sa jambe vient se replier sur sa cuisse et il ne peut s'empêcher de la faire bouger convulsivement. Il n'a pas l'intention de me répondre et me le fait savoir effrontément. Ses joues se contractent, tandis que son regard se balade à droite et à gauche de la pièce, comme si il cherchait à m'éviter. D'un geste brusque, il enlève sa casquette pour passer une main dans ses cheveux décoiffés, tandis qu'il gratte sa barbe naissante de l'autre. Ce petit manège n'en finit pas. Et c'est à mon tour de souffler bruyamment.

Ses iris bifurquent vers moi et mécaniquement il replace son couvre-chef sur son épaisse tignasse noire. Le fait qu'il y ait du monde autour de nous, préserve l'inimité que l'on se porte. Ce soir, on fait presque semblant de se tolérer. Je vois bien que son calme olympien n'est qu'une facette de comédie et que le volcan est en feu à l'intérieur. Nos battements pulsent à la même cadence. Nos mouvements sont irréguliers. L'air qui s'insinue entre nos deux corps est oppressant. Qui va craquer le premier ?

Selim m'interpelle au loin, m'obligeant à détacher mon regard de l'être sombre assis à mes côtés. La discussion du groupe a viré autour du match de ce soir. Ni moi, ni Nour n'y avons prêté attention.

- Sek, sérieux, pourquoi t'es pas venue ?

Reprenant mes esprits, je demande :

- Où ça ?

- Bah, au stade ce soir ! T'as loupé un péno dantesque de Nour.

Selim s'esclaffe à sa propre blague, taquinant au passage son ami. Tout le monde rigole joyeusement à cette boutade. Tout le monde ? Sauf moi et Senghar. Celui-ci semble déconnecté à tel point qu'il ne se fâche même pas. Au lieu de ça, il finit par étirer un sourire pincé à l'adresse de Selim. Comédien, jusqu'au bout ! Parce que je suis bourrée ou parce que j'ai de réelles intentions de menacer sa fausse désinvolture, je lance :

- Ah non Selim, c'est là que tu te plantes complètement. J'ai pas du tout loupé ce péno, je l'ai vu et je l'ai bien, BIEN, vu...

Le silence se fait. Je viens de tuer l'ambiance en une seule phrase. Et ça me fait rire. Je me suis redressée, manquant à ce titre, la réaction de Senghar. Je sens juste des mitraillettes me traverser le corps. Putain, de désagréable !

Selim, bien imbibé lui aussi, finit par couper ce calme macabre pour en rajouter une couche.

- Il était bien, BIEN, raté du coup !

Les rires reprennent de plus belles, effaçant la gêne que j'ai installée quelques secondes plus tôt. Dans ma longue entrave, je n'ai pas remarqué la présence de Rafi. Il se tient debout près de la fenêtre à ma droite. Son regard me jauge avec interrogation pour finir par s'ancrer dans celui de Nour. Je comprends vite que la situation n'est pas anodine. Mais merde, j'ai trop bu et j'ai une furieuse envie de pisser.

Pressée, je me lève étourdie tout en prenant appuie sur la canapé. Ma main vient frôler celle de Senghar et je l'enlève brusquement. Lui, reste stoïque. Il ne fait même pas semblant de participer à la conversation qui anime la pièce. Peu importe que tout le monde parle de ses performances de ce soir, il ne leur fera pas le plaisir de les commenter. 

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant