30. Chez moi

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Dans la cage d'escalier, je prends les devants. Senghar à la traine, me suit sans piper mot. L'ambiance est inexistante entre lui et moi. Rien de surprenant.

Une fois dans la rue, je m'arrête pour qu'il me rejoigne. Je ne sais pas où il est stationné. J'ai toujours un doute quant au fait que ce soit une bonne idée qu'il me ramène jusqu'à chez moi. Il ne sait pas où j'habite, ça m'allait bien jusqu'à maintenant. Non pas que j'ai peur qu'il en profite, mais j'aimerai bien garder des choses privées. Plus je partage, moins je me sens en sécurité.

Toujours dans un silence de plombs, il m'indique de le suivre quelques mètres plus loin. Mes chaussures claquent sur le bitume. Seule preuve que tout ça est bien réel et que je m'apprête à passer plusieurs minutes confiner dans une même voiture avec cet individu. Le même individu d'ailleurs, qui me pose tant de soucis, ces derniers temps. J'aime à penser que je suis maso. Que si je voulais vraiment, je n'aurais qu'à objecter fermement pour qu'il me laisse rentrer seule, comme ça devrait être le cas. Au lieu de tout ça, je marche quatre pas derrière lui, la mine renfrognée.

Les phares d'une voiture clignotent à un mètre de distance. On touche au but. Évidemment, la carlingue est dessinée à la perfection. Ce qui laisse présager la somme exorbitante qu'il a du débourser pour s'offrir ce petit bijou à plusieurs cylindres. Nettement plus clinquante que celle de Rafi. Son colori gris anthracite brille dans l'obscurité. La résultante d'une entreprise prospère que Senghar sait étaler sans le moindre scrupule à la face du monde entier.

Bien sûr qu'il ne m'ouvre pas la portière passager. Il contourne soigneusement l'engin pour se placer à l'intérieur, l'air détaché de tout. Comme si il était tout seul et que je n'étais qu'une plante verte qui végète sur le bas côté. À ce moment-là, j'hésite vraiment à entrer dans l'habitacle. Pas un mot, pas un sourire, pas un regard. Rien. Sa froideur légendaire est de retour, bien loin de ses minauderies de samedi dernier, aidées par l'adrénaline de la victoire. En fait, il est aussi bipolaire que dans mes souvenirs. J'expire un grand coup. Jusqu'à ce qu'il tapote le siège qui m'est destiné, en prenant bien soin, de ne pas me fixer trop longtemps.

Je prends ça pour une invitation à caractère malpolie mais au point où on en est dans cette relation illusoire, je ne suis plus à un silence près. Alors je monte à ses côtés, me mordant la langue pour ne pas lui envoyer un tas d'injures. Je lui demanderai bien pour qui il se prend réellement, mais j'ai déjà ma réponse. Pour Nour Senghar. Et ça suffit à lui seul, pour excuser le moindre de ses agissements border line. Au lieu de ça, je lui indique la rue dans laquelle je vis.

Les lèvres pincées, je n'émets plus aucun son. La voiture démarre, le bruit est tapageur. Le bolide s'engouffre déjà dans les avenues abandonnées par la foule, à vive allure. Senghar est concentré sur la route, mâchant son chewing-gum qui se mêle à l'odeur de l'habitacle. Menthe, after shave et cuir, se couplent entre eux pour créer une mixture qu'il m'est difficile de trouver désagréable. A la radio, un son que je connais bien emplie l'intérieur, chassant le silence rasoir. J'ai envie de fredonner, mais je m'abstiens. Au lieu de ça, c'est Nour qui se laisse aller. Sa voix, bien que très basse, chantonne par dessus la musique. Je ne peux m'empêcher de sourire. Je crois qu'il le remarque parce qu'il me lance, sur un ton amusé :

- Quoi ?

Mes joues s'empourprent. Je pensais qu'il ne m'observait plus du coin de l'œil. Mais j'ai tout faux.

- Rien. C'est... que, j'aime bien cette chanson !

-  On est d'accord ! Rétorque t-il.

C'est peut-être même, la première fois depuis longtemps. Mais je ne me formalise pas. Ce n'est pas parce que nous échangeons deux mots à la volée, que la glace est rompue. Ce sont des années de banquises à déconstruire pour arriver à se regarder proprement dans les yeux.

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant