43. Une bien belle soirée

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Je suis partie. J'ai déguerpi à l'instant même où j'ai ouvert les yeux et qu'ils se sont posés sur le corps endormi à mes côtés. Un dos sculptural à moitié recouvert par un drap blanc, une respiration calme et immobile, un décor de carte postale et un sentiment d'épouvante ; voilà ce que j'étais en train de vivre. Sans un bruit, j'ai ramassé mes affaires échouées au bas du lit et je me suis enfuie sans demander mon reste. Quel reste d'ailleurs ? La promesse d'un avenir radieux au bras d'un éphèbe ? Non, tout cela n'était qu'un imprévu. Un obstacle insignifiant venu bousculer l'ordre établi le temps d'une nuit. Aussi fugace que joyeux. Aussi versatile que douloureux.

Dans le taxi qui me conduit vers mon appartement, je ne cesse de repenser à ce qu'il s'est passé quelques heures plus tôt. Avec quelle assurance, ai-je osé lui demander d'enlever mes vêtements ? Et depuis quand, suis-je devenue ce genre de filles ? De celles qui laissent parler le désir plutôt que la raison ? J'ai cédé au loup, comme si j'avais donné un bout de mon corps à un charognard. Et tout ça pourquoi ? Pour la simple et unique raison que j'en avais envie.

De lui, je me souviens de tout avec exactitude. Chacun de ses gestes sonnent comme un effet de déjà-vu. Je connais le son de sa voix qui surgit face au plaisir. Ses gestes doux et maîtrisés quand il s'aventure dans les affres de ma chair. Ses doigts qui s'enroulent dans mes boucles. Cette odeur si singulière d'une peau si noire qu'elle scintille dans la pénombre. Faire l'amour avec Nour a de ça de déroutant ; j'ai l'impression que c'était hier alors que ça faisait 10 ans...

Tout doucement, je me mets à rire. Dans l'habitacle silencieux du véhicule, j'émets un son profond et sournois, même le chauffeur semble s'en inquiéter. Je ris, vraiment. Je ris, parce que c'est trop. Que ce que j'ai fait hier soir, n'a aucun sens. Je ris parce que je me suis sentie revivre, renaître. Je ris parce que j'ai honte aussi. Honte de me sentir vivante en sa présence. Honte d'avoir été faible et d'avoir dit oui. Honte d'être la seule personne au monde à ne pas réussir à tirer un trait sur le passé. Alors, je passe un pacte avec moi-même : jamais, je ne reparlerai de ce qu'il s'est passé dans cette chambre. Ni des soupirs inavoués échangés pendant des heures. Ni de sa peau collée à la mienne dans un corps à corps brulant. Ni de sa bouche dangereuse, capable de mettre à mal des années de méprises. Je ne dirai jamais rien. L'escapade s'arrête ici. Dans ce taxi qui me ramène chez moi.

Une fois à l'intérieur de mon appartement, j'avance chancelante vers la salle de bain. Ma robe glisse pour la seconde fois contre ma peau avant de s'écraser au sol. Dans le reflet de mon miroir, je vois Soisek et son côté obscur. Soisek et cette lueur noire au fond des pupilles qui clignotent comme un signal maléfique. Cela n'augure rien de bon... je me connais !

Combien de fois, ai-je rêvé me venger de lui ? Des millions de fois. Combien de fois, en ai-je eu l'occasion ces dix dernières années ? Pas une seule. Et pourtant...

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Je n'oublierais jamais l'odeur de cette fin d'été. L'atmosphère lourde et le vent du nord qui vogue doucement dans l'air. J'ai accroché dans ma mémoire ces instants qui présagent l'hécatombe comme on scotche des photos au mur. Une à une, je les observe encore aujourd'hui, l'estomac noué. J'ai longtemps cru que je n'avais rien vu venir. Je comprends que c'est un mensonge et que c'est moi qui ai mis un voile opaque sur mes yeux. J'ai laissé mon subconscient œuvré en sourdine à bâtir des barrages contre mes croyances. C'est dommage... parce qu'à ce moment-là, j'étais heureuse. Vraiment heureuse. Et que tout ce qui a suivi ensuite, m'a anéanti. Au fond, j'aurais peut-être dû me douter, que la seule obstruction à ce bonheur, n'était autre que mon aveuglement.

Je n'avais pas réalisé à l'époque que l'avenir de Nour Senghar déterminerait le mien. A dix-huit ans, j'élaborais mes plans dans l'espoir qu'ils se corrèlent avec les siens. Je venais de réussir le concours d'entrée en école de journalisme. Une porte vers mon rêve le plus cher était sur le point de s'ouvrir. J'allais quitter Colombes, ma mère, cette maison triste.

Et j'étais amoureuse. Terriblement amoureuse.

Comme on peut l'être à cet âge. C'est volubile, léger et pourtant cela représente tout. Tout un monde qui n'existe pas. Tout un monde qui ne dure pas. On croit qu'on a saisi l'éternité. A cet âge-là, tout ce qui touche de près ou de loin à un morceau de sentiment est fait pour demeurer inaltérable - alors que c'est la chose la plus fragile qui soit. Et je ne le savais pas.

Ce qui tenait du parfait dans cette relation, c'était son caractère inavoué et secret. Si ce n'est Nour lui-même, personne d'autre ne pouvait connaitre la nature de ce qui nous reliait. Ne pas l'ébruiter, revenait à préserver ce semblant d'authenticité. Mais garder le silence, c'était aussi se heurter à l'incompréhension des autres. Alors forcément, quand l'histoire se termine... qui pour prendre la mesure du séisme ? C'est une solitude qui ne s'explique pas.

J'avais dix-huit ans, une vie à construire, des rêves à n'en plus pouvoir. Un seul été cependant, a suffit à faire taire mes chimères. J'allais avancer seule. Et Nour ne demeurerait plus qu'un pion sur ma route. Ainsi soit-il.

Je ne me souviens plus exactement comment cette romance adolescente a fini par s'étioler. Ce dont je suis certaine c'est que les silences de Nour n'étaient en rien le fruit de son taiseux caractère. Il avait fabriqué savamment cette chute. Tel un chef d'orchestre, il avait oeuvré avec succès à enterrer le semblant de bonheur que je m'étais moi-même fabriquée.

Il faisait chaud ce soir-là. Une moiteur ambiante trainait dans l'air. Un invincible été qui peinait à s'éteindre. La nuit tombait lentement sur la ville, laissant échapper les striures d'un soleil qui s'éclipse peu à peu. J'avais revêtu une petite robe, coiffé mes cheveux désordonnés en un chignon rapide, posé du rouge sur mes lèvres pour rehausser mon teint de porcelaine. Je ne me trouvais pas particulièrement jolie, mais cela n'avait aucune importance. J'allais rejoindre Nour et c'était bien tout ce qui m'importait.

Je n'avais qu'à traverser la rue pour me rendre jusqu'à chez Ugo. Quelques mètres seulement séparaient nos deux maisons. Un pied sur l'asphalte et déjà mon coeur cognait contre ma poitrine. Le rouge aux joues, l'apesanteur dans mes mouvements, la frivolité d'un émoi d'adolescente et l'été infini qui flottait dans l'univers. Voilà ce que ça m'évoque encore aujourd'hui.

J'avais contourné la bâtisse pour me rendre jusqu'à l'arrière du petit jardin. Tout mon petit monde oeuvrait à l'air libre, l'insouciance comme mot d'ordre pour une dernière soirée avant le grand saut. La dernière à Colombes, avant que chacun ne prenne son envol. Nous étions à peu près sûr de se retrouver à Paris d'ici quelques semaines. Mais qu'importe ! Cette soirée venait clore un chapitre déterminant dans nos vies d'enfants. Peu importe les luttes et les obstacles que nous allions devoir surmonter, nous étions prêts à embrasser une expérience hors du commun. Celle de l'indépendance.

Dans l'ambiance de cette nuit-là, j'oubliais le regard perdu de Nour. Cette furieuse posture qu'il arborait depuis le début des festivités, l'air morne et colérique, me laissait de marbre. Je voulais rire, danser et vivre par dessus-tout.

J'aurais dû me méfier, percer à jour le mystère de cette soirée, de ce qui s'est passé ensuite... et de pourquoi en une seule fraction de secondes, la totalité de ce que je croyais vrai n'était en fait, qu'un mensonge.


Note de l'auteur : 

Ça y'est, j'ai cru que ça n'arriverait jamais ( et c'est moi qui le dit !). Des plombes que je n'ai rien publié, rien n'écrit, rien imaginé. Que ça fait du bien ! 😌 

Je suis TROP contente de vous retrouver ♥️  Ensemble, on va découvrir ce qui se trame dans cette foutue histoire, ok pour vous ? 

Alors, pour ce dernier / premier chapitre, un maximum de retour de votre part est bienvenue. Ça me permettra de booster la suite qui se veut alléchante. 

Merci d'être encore là après tout ce temps ! 🙊  

BISOUS!

Em. 

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant