Soisek - dix ans plus tard - | Terminée |

38. Fête entre ados

Les écouteurs dans les oreilles, je suis hors d'atteinte. La pause de midi se déroule sous les basses constantes de l'album de Yellow Card. Réfugiée sous le cerisier de la cour, je lis Anna Karénine de Tolstoï. Et même si je ne rêve pas au même destin, je salue incontestablement le courage de l'héroïne. Peut-être que si j'avais 1/10e de son audace, j'aurais pu expliquer à la silhouette élancée qui se tient plus loin, pourquoi je feins l'ignorance tragiquement, depuis des semaines.

À mes côtés, je sens une présence inquisitrice, qui me rend mal à l'aise. Mon bouquin sur les genoux, je relève la tête, pour croiser les yeux marrons et froids de Rafi El Hadi. Il s'installe sur l'herbe, tranquillement à mes côtés, frôlant sans faire exprès l'avant de mon bras. Et cette imminence qui n'a rien de naturel, parait faire tâche dans l'univers.

-       Salut, souffle-t-il.

Le son de sa voix, bien que l'ayant déjà entendu, se fait si rare qu'elle teinte bizarrement à mon oreille.

-       Salut, je réponds à mon tour.

-       Ça fait du bien un peu de soleil, hein ?

-       Euh... ouais !

De la part de quelqu'un qui aime autant les rapports humains qu'un chat errant, je trouve la situation plutôt ironique. D'ailleurs, ça doit largement se sentir, parce qu'il finit par embrayer rapidement sur le sujet qui l'a poussé jusqu'à moi.

-       Mon frère organise une petite soirée chez moi ce week-end, tu devrais v'nir avec Mèl. Glisse-t-il, tout en triturant quelques brins d'herbes. Pas de match dimanche matin, alors on en profite ! Ajoute-t-il avec un large sourire.

-       Oui, je... enfin pourquoi pas...

Mes yeux se fixent sur Ugo et Mèl qui passent leur pause de midi à se chamailler comme des enfants, au milieu de la cour bondée. Et puis ce même regard chaloupe sur le galbe de Nour qui enchaine les crochets balle au pied devant un Selim désemparé. Et plus loin, Lena assise sur les marches en pierre du bâtiment principal, semble porter le poids de la défaite sur ses épaules, en observant le futur athlète répété ses gammes. Je pourrais lui demander si elle va bien, mais soyons honnête, je me contre fiche de la réponse.

**

Ce n'est pas la première soirée à laquelle je me rends. Mais en général, je les passe avec les membres du club de lectures du lycée. On fume quelques joints en buvant de la bière et vers minuit, quand on a fait le tour des sujets de conversations se rapportant à nos dernières lectures, chacun rentre chez soi, titubant ou non jusqu'à la maison. Ce type d'évènements ne nécessite pas que je sorte la petite robe noire de mon placard. Mais j'ai décrété que ce soir, ce serait différent. J'enfile délicatement le tissu sur ma peau diaphane. Face au miroir, j'observe cette silhouette qui est la mienne, se transformer en un dahlia délicat. Mes cheveux bouclés, traditionnellement enroulés dans un chignon négligé tombent en cascade sur mes épaules nues. 

-       Je crois qu'on a réussi la transformation, glisse Mèl, derrière mon dos.

Affalée sur mon lit, elle contemple le reflet amélioré de moi-même. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que son enthousiasme est réciproque.

-       T'es à croquer comme p'tite meuf, tu le sais ? Même que je te draguerais bien, si je n'avais pas déjà quelqu'un dans le viseur. S'amuse-t-elle.

-       Tu parles de Ugo et de tes tentatives pitoyables pour te rapprocher de lui en croyant être discrète ? 

Pour seule réponse, je prends un oreiller en plein visage.