46. Le restant de ma vie

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Cette soirée aurait dû être la première du restant de ma vie. Et peut-être qu'ironiquement elle l'était. Certainement pas dans le sens que je m'étais imaginée. Si tout ce que j'avais imaginé d'ailleurs jusqu'à là eut été réel.

Troquant ma robe légère pour une autre tout aussi caractéristique, j'avais peint soigneusement ma bouche en un reflet pourpre, enfilée une vieille paire de converse usée dont je ne me séparais jamais, laissant glisser mes boucles le long de mon dos. Pourquoi est-ce que je me souviens de tout ça ? Comme si ça avait la moindre importance. Comme si ça avait changé quoi que ce soit. Dans le jardin des parents d'Ugo, les lampions brillaient. La chaude soirée d'été battait son plein sous le rythme de la musique entrainante. C'était le genre de nuit scintillante, chargée d'une atmosphère singulière, comme un mélange de début et de fin de quelque chose. Comme si en se réveillant le lendemain, il y aurait un avant et un après.

J'étais venue seule. Cela ne m'avait pas particulièrement bousculé à l'époque. Aujourd'hui je comprends qu'il en serait toujours ainsi. Nour ne devait pas tarder à arriver. Depuis notre partie de jambes légères dans ma chambre, nous n'avions que très peu échangé. Etrange. À ceci près que lorsqu'il s'agissait de lui, rien ne l'était vraiment. Il ne restait plus que quelques jours avant que le grand marché aux sportifs ne ferment définitivement ses portes. En réalité il ne restait plus que quelques heures précieuses pour que Nour fasse le choix le plus définitif de sa courte vie. Et à mesure que le temps filait, j'étais de plus en plus convaincue que je ne ferais pas partie de l'après. Comme un pressentiment pugnace.

Il est arrivée deux heures après moi. Sans une explication pour quiconque. Surtout pas pour moi. Plantée sur le bord de la piste de danse improvisée, j'ai aperçu sa silhouette auréolée près de la terrasse. Je pensais qu'il allait me regarder. Je le pensais naïvement. Mais sans un seul regard pour moi, sans même une considération, il s'est assis autour de la table, rejoignant à l'occasion les quelques joueurs de poker.

Peut-être qu'au fond je le savais. Que cette histoire n'irait jamais plus loin que les portes du lycée. Qu'un mec voué à briller n'allait pas s'amouracher d'une fille comme moi. Qu'est-ce que j'aurais pu lui offrir qu'il ne possédait pas déjà ?

Je ne m'en étais pas rendue compte tout de suite. J'ai préféré continuer à danser. Oublier qu'il était là, mais que de toute évidence, il n'était pas venu pour moi. Je n'ai pas vu qu'il s'était levé et qu'il avait disparu de la petite terrasse sur laquelle il s'était installé quelques minutes plus tôt. Je n'ai même pas fait mine de le chercher, à quoi bon ? Personne ne savait que nous étions ensemble, je n'allais pas agir comme un couple précisément ce soir-là. J'attendrais le lendemain. Au fond, cela pouvait attendre le lendemain, n'est-ce-pas ? Surtout quand on a toute la vie devant nous... Mais déjà mon coeur avait quitté la fête. Pourquoi fallait-il toujours se battre pour exister aux yeux des autres ? Pourquoi ne pouvions-nous pas juste être constant dans les sentiments ? Pourquoi parfois fallait-il aimer plus que d'être aimé en retour ?

J'allais rentrer. Je crois que j'avais ma dose. Pour être honnête, je ne m'étais pas vraiment amusée. Mel avait passé la soirée auprès d'Ugo et il était maintenant clair qu'il formait le couple le plus bancable de Colombes. Selim enchainait les parties de cartes et j'étais à peu près certaine qu'il avait plumé la totalité de ses adversaires tant la gagne coulait dans ses veines. Le seul que je n'avais pas remarqué, mais j'imagine que c'était dû à sa discrétion bientôt si légendaire, c'était Rafi. Aucune trace de lui nul part. Bêtement, j'en fus déçue. Comme si j'avais quelque chose à lui raconter. Sauf que sa présence douce me rappelait que lui aussi acceptait Nour dans toute son entièreté et c'est peut-être pour cela que je nourrissais une affection dissimulée pour lui.

C'est en faisant un détour par les toilettes, que le reste de la soirée s'est enchainé. Un banal accident de verre renversé avait ruiné le bas de ma robe. En pénétrant à l'intérieur de la maison des parents d'Ugo, je fus surprise du calme qui y régnait. J'avais toujours aimé ce contraste d'atmosphère, passer du tout au rien en l'espace de quelques secondes. Cela m'aidait à y voir plus clair. A reprendre mes esprits hors de toute frénésie. Poser des mots parfois sur des émotions qui auraient pu me submerger. Il était évident qu'à ce moment, mes seules pensées étaient dirigées vers Nour. Où était-il allé ? Qu'était-il entrain de faire en ce moment même ? Et pourquoi m'évitait-il ?

La salle de bain se trouvait à l'étage, juste en face de la chambre d'Ugo. J'avais eu l'occasion à deux ou trois reprises de m'y rendre à diverses occasions anodines. C'est au moment où je décidais d'emprunter les escaliers que j'ai percuté Mel de plein fouet. Hilare, elle semblait flotter sur son petit nuage rejointe par Ugo qui la suivait de près.

Pourquoi est-ce que je raconte en détail ces instants qui n'ont pas la moindre finalité à mon histoire ? Peut-être pour repousser l'instant où les choses ont vraiment dérapé. Retarder ce moment si terrible à mon coeur que j'en sens encore toutes les déflagrations. Une partie de moi n'arrête pas de se dire, si les évènements s'étaient enchainés différemment, est-ce que j'aurais vu ce que j'ai vraiment vu ? Où aurais-je pu y échapper ? Aurais-je pu détourner mon regard et me concentrer sur Mel et Ugo ? Plutôt que d'apercevoir le reflet noir de Nour se faufiler de la salle de bain à la chambre d'Ugo ?

Je n'y ai pas réfléchi. Mes jambes n'ont pas eu besoin de ma tête pour se mettre elles-même en action. Je me suis précipitée jusqu'à cette fameuse chambre. J'avais en tête tout un tas de questions, je ne m'étais pas imaginée un seul instant avoir à les balayer d'un revers la main. Ce que je m'apprêtais à voir ne me permettrait plus jamais de me poser la moindre interrogation quant à notre avenir. Il était à présent certain qu'il n'y en aurait aucun.

J'ai glissé ma main sur la poignée et la porte s'est entrouverte délicatement. Suffisamment pour que j'aperçoive une jupe relevée et de longues jambes nues enroulées autour du corps athlétique de Nour. J'étais à peu près certaine qu'il s'agissait de Léna. Il lui tenait la tête penchée en arrière pendant qu'il parcourait de ses lèvres son cou délicat. Les mains de Léna arpentait le corps de Nour à travers son tee-shirt. Elle gémissait. Il continuait. Le spectacle se déroulait sous mes yeux et j'en restais interdite. C'est en reprenant ma respiration que les deux tourtereaux se sont aperçus de ma présence. Le séisme qui venait de trembler à l'intérieur de moi me donnait l'impression de suffoquer. Si je pensais que je ne pouvais pas voir pire que cette scène, c'était sans compter sur Senghar. Alors qu'ils s'étaient redressés tous les deux, elle d'abord confuse, lui au contraire affichait triomphalement un air de mépris que je lui reconnaissais bien. Et en quelques nano-secondes, il se penchait à nouveau vers elle, attrapant sa bouche pour la coller à la sienne, tout en soutenant mon regard. Pas une seule fois il a cligné les yeux. Pas une seule fois j'ai pu y lire un peu de regrets. C'est ça qui m'a tué. Pas ce qu'il s'est passé avant. Juste ça. Avec le sentiment obscur qu'au fond il l'avait fait exprès. Pour faire mal.

Et parce que dans ce genre de cas la dernière chose qu'il reste à faire c'est encore de fuir, j'ai pris ce qu'il me restait de courage pour échapper à cette chambre, cette fête, cette vie.

Nour Senghar m'a brisé le coeur.

Après ce jour, je ne l'ai plus jamais revu, je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles. La seule trace de lui tenait dans un article de journal paru le lendemain de la débâcle. Nour venait de signer son premier contrat professionnel : Toulouse - Septembre 2006. (* réf au chapitre : 26).

Note de l'auteur :

Chose promise chose due.
Trop contente de vous retrouver.
Aidez-moi à garder la motivation intacte 🤍
La bise,

Em.

Soisek - dix ans plus tard -  | Terminée |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant