Adossée contre le mur, je fais face au plateau de tournage. J'observe de loin le chaos ambiant. Je ne suis jugée ni utile, ni qualifiée pour préparer quoi que ce soit dans ce studio. Tapie dans l'ombre, j'attends qu'on me fasse signe pour les derniers réglages.
La veille, Yuri m'avait demandé de rédiger les questions du présentateur. Il estimait que j'avais suffisamment d'antécédents techniques pour préparer cette interview. J'aurais préféré rester en dehors de tout ça. L'idée même de griffonner quelques charades à l'adresse de Senghar me brulait les doigts. Pour tout avouer, j'ai bien pris soin de lisser cet échange tout en sachant parfaitement pourquoi. Je voulais du superflue, du chewing-gum mastiqué, du vue et revue. Ce que je souhaitais découvrir concernant le joueur du SCP n'avait pas besoin d'être utilisé par quelqu'un d'autre. Pas une seule ligne insinuait le lourd raté de Nour après la défaite de son équipe durant le dernier match. J'ai grandement insisté sur son parcours exemplaire, ne manquant pas de flatter son égo ici et là. N'importe quel trou du cul aurait pu faire la même chose. Ce n'est pas nécessaire d'être journaliste diplômée pour s'enquérir de cette magnifique carrière. Et même si quelques loupés subsistent dans l'inconscient collectif, personne n'est en mesure de protester contre le nombre impressionnant de trophées que ce joueur émérite trimballe comme un passe droit.
Cependant, pour bien connaître les rouages du métier, je venais à l'instant de mettre en garde le supposé sur le déroulé de l'émission. Qu'on se le dise, il est très rare de repartir d'un plateau sans s'être fait glaner un scoop à la volée. Je préférais qu'il en soit averti. Mais j'ignore encore pourquoi...
Et tandis que je tente effrontément de disparaître dans le bordel ambiant qui m'entoure, je sens l'inquisition paternelle d'un Selim mécontent.
- T'étais où, putain? Chuchote t-il.
- J'avais un truc perso à régler.
Le mensonge est une porte de sortie que j'utilise sans honte depuis quelques temps. Seulement, ses sourcils froncés et son air dubitatif n'ont pas pour vocation à gober toutes mes salades si facilement.
- Tu veux pas me dire de quoi il s'agit, hein ?
-Non.
- Je dois m'inquiéter ?
-Non.
Il est en colère. Ce que je peux plus ou moins comprendre. J'ai disparu une bonne partie de la journée avec l'intégralité du déroulé de l'interview planquée dans ma boîte mail. Ce n'est pas un comportement des plus professionnels, certes, mais j'ai mes raisons. Et elles me suffisent à garder le silence. Je l'entends maugréer de loin, disparaissant dans la noirceur des loges, la frustration poussée à son paroxysme.
J'allais quand même pas lui dire que pour la deuxième fois dans le mois, j'avais pris l'air impure de la campagne de Colombes pour visiter le patrimoine local. Il ne m'aurait pas cru.
Les yeux dans le vide, je me refais le film de cette journée. Moi et Pador dans ce square de cité, à se raconter des petits potins sur des gens influents, lui, prostré sur son deux roues en lambeau et moi sur la défensive constante. Qu'est-ce que j'en avais tiré ? À part que Rafi ne consommait pas de stups et qu'il avait décidé de prendre du bon temps à Toulouse après le lycée, rien...
Moi, en revanche, je venais de perdre deux places pour le stade Parchamps avec accueil VIP. Il faut vraiment que j'arrête de faire n'importe quoi et que je me recentre sur un semblant de priorités. Mais mes efforts sont vains à l'instant même où je croise à nouveau le regard assombri de Senghar. Il passe devant moi, armé de toute sa désinvolture. L'énigmatique pointe de défit qui perce dans ses yeux foutent en berne la résolution que je viens de prendre deux secondes plus tôt. Je ne lâcherai jamais l'affaire. Ses vices m'attirent comme un putain d'aimant. L'évocation de cette réalité est pénible à admettre, mais elle est là... et je ne suis pas prémunie contre les ravages de mon subconscient.
Ma poitrine se gonfle malgré moi. Les signes latents d'un stress à peine avouable prennent d'assauts le mécanisme mal huilé de mon corps. Nos fortuites rencontres commencent à s'accumuler, laissant à chaque passage, des séquelles plus ou moins embarrassants. Quand mes yeux discernent la silhouette du sportif, c'est comme si ils s'amusaient à en disséquer chaque mouvement. Autrement dit, je le fixe sans prendre la peine de m'en cacher. Ce qui est ridicule. De la désinvolture de ses épais cheveux, à sa barbe naissante, au trait anguleux de sa mâchoire, jusqu'à la base de son cou, tout y passe. Et quand ça devient vraiment gênant, je stoppe ma course aux détails corporels pour finir par m'extraire sauvagement de cette pièce où l'air est devenu suffoquant.
Fatiguée. Voilà ce que je suis. Fatiguée de ce métier éreintant, de cette vie à cent à l'heure et de ce cerveau qui me joue des tours. Qu'est-ce que je fous à reluquer cet enfoiré de Senghar en me laissant aller comme une adolescente en émoi ? J'ai assez donné pour repartir au point de départ avec l'espoir que les choses changent. Les gens, ça ne change pas ! C'est bien pour ça que le monde est pavé de désillusions.
Je devrais le savoir.
À douze-ans, j'avais déjà conscience que l'Homme pouvait être néfaste et que rien ne préparait quiconque à l'abandon. Quand j'ai vu mon père ce jour-là, foutre ses affaires dans le coffre de la voiture, j'ai su que plus rien ne serait jamais comme avant. Si il m'avait aimé les douze premières années de ma vie, j'allais devoir apprendre à perdurer dans la cage aux fauves sans aucune figure virile pour m'en protéger. C'était lui, le football. J'avais choppé le virus très jeune. Je voulais tout partagé avec lui, jusqu'à cette passion si masculine. Chez nous, jour de match équivalait à jour de fête. Ça faisait un peu beauf, vu de très loin, mais c'était comme ça. Chez les Mara, on était trois. Alors pour offrir un peu de vie dans cette existence morose, parasitée par des problèmes de frics, on préférait scander notre joie devant la télé, avec une pizza. Parfois, quand les fins de mois nous le permettaient, papa m'emmenait au stade Parchamps. Il disait que le véritable luxe, c'était de faire parti de cette foule. Que personne ne pouvait être plus heureux qu'à ce moment-là. C'était son point de vue. Mais je le respectais. Puis, il a foutu le camp. Laissant à ma mère, un prêt de bagnole, un prêt de maison et une gamine pré-pubère. Dans cette cité ouvrière de Colombes, tout le monde savait que j'étais la petite fille dont le papa s'était tiré. Et comme une merde en entraine souvent une autre, ma mère a préféré s'enfoncer dans le déni. Elle pensait qu'il allait revenir. À chaque bruit de klaxon dans la rue, je voyais l'espoir dans ses yeux. La réalité ? C'est que justement, il n'est jamais revenu. Quand on saupoudre une enfance d'une telle trahison, il n'y avait pas grand espoir pour que j'idéalise l'Amour.
Jusqu'à ce qu'il me tombe dessus. Et encore une fois, pas de la plus jolie façon qu'il soit.Note de l'auteur :
Salutations à vous,
Voici le dernier chapitre de Soisek. J'ai choisi de dévoiler quelques aspects de sa vie. Elle qui demeure si secrète depuis le début. 😇J'espère que vous avez aimé. Petit à petit, les choses vont venir s'accumuler les unes sur les autres. Gardez à l'esprit que tout à un lien.
Alors, partant(e)s pour la suite ? Des idées ?
Bisous et bon week-end (moi je suis déjà en week-end 😍)
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Soisek - dix ans plus tard - | Terminée |
Chick-LitSoisek Mara est journaliste sportive pour un grand quotidien national. Déterminée, calme, mélancolique, elle partage sa vie entre son job et ses quelques amis, une existence normale qui cache souvent des tourments enfuis. Et lorsque le meilleur jou...