Mon téléphone ne cesse de vibrer dans la poche de mon jean. J'ai une vague idée de l'émetteur de l'appel. Si ce n'est Selim qui se demande où j'ai bien pu mettre les voiles. Je suis allée picoler. Pas seule. Mél a bien voulu me tenir compagnie. Cette journée m'a foutu le cafard. Le cocktail corrosif de Senghar avec les souvenirs de mon père, ne fait pas bon ménage. Qu'on se le dise, je suis mieux sans l'un et l'autre. Pas besoin d'en faire tout un plat.
Adossée contre le comptoir, j'observe les mouvements de Mél avec un détachement certain. J'avais besoin d'une distraction. Elle joue parfaitement son rôle. Et plus on enchaine l'apéro, plus les langues se délient. Son job, sa relation avec Ugo, ses projets de couple, sa vie pas si parfaite mais pas si désagréable. Elle fait le bilan joyeux de ces années à construire un semblant de sérénité. Et j'ai presque espoir que ça m'arrive aussi. Seulement de mon cynisme, Mél en est exemptée. Elle surfe sur la gaité outrageusement. Parce que c'est ce qu'elle est : heureuse. Mais son entrain est contagieux, puisque je me surprends à rire.
Coincée dans ce bar, je canalise mes excès de curiosité. Loin de mon boulot, d'internet et de mes suspicions débiles, j'ai presque l'impression d'être normale. Alors je lâche de l'est, baisse ma garde, adoucie mon regard. Ce soir, j'ai envie de m'amuser.
La tequila coule à flot. On dirait deux pochtronnes parées pour une soirée sans limites. Ma tête tourne, mes joues chauffent et mes éclats de rire redoublent d'intensité. Je suis cuite. Tellement, que je me mets à discuter activement avec trois types que je ne connais pas. Si Mél s'occupe de faire le spectacle à sa façon avec deux d'entre eux, moi, je refais les scores de ligue 1 avec un dénommé Maxime. Joueur amateur à ses heures perdues, il m'explique le football comme si je n'y connaissais rien. Et pour une fois, je décide de laisser faire. Au fond, si son simulacre de connaissances à ce sujet, lui donne l'impression qu'il est important, je ne me sens pas obligée de le contredire. La journaliste sportive qui sommeille en moi est engloutie sous un litre d'alcool. Je peux la mettre au placard pour la nuit. Et ce Maxime, d'ailleurs, est plutôt charmant. Son assurance est réconfortante. Ou bien la tequila l'est un peu trop. Je ne sais plus. Ses yeux gris viennent se poser sur moi avec intérêt. Et je ricane comme une gamine. Sa bouche m'offre un rictus rusé. Je l'intéresse. J'en prends conscience quand il commence à me poser des questions plus personnelles.
- Tu bosses dans quoi ?
Ah, la fameuse question ! Je chasse l'information chez les sportifs de haut niveau. Et tout ce que tu viens de me dire concernant les performances de tels ou tels clubs, c'était du bullshit. T'y connais que dalle, mon grand. Ton appréciation n'est que personnelle mais tu as la conviction suffisante pour étaler en public tes certitudes comme on exposerait ses préférences politiques. Erreur. Evidemment, je me tais. Je ne vais pas tuer le poussin dans l'œuf. Pour une fois que j'ai une ouverture.
- Je suis journaliste.
- Ah ouais ? Dans quel domaine, la mode, la culture, le make-up ?
Quel con ! Je rigole sournoisement. Mais étant à deux grammes, avec l'infini besoin de lâcher prise, j'acquiesce sans broncher.
- Ouais, voilà.
C'est là que Mél décide de faire son entrée.
- Soisek, c'est la meilleure journaliste make-up de France !
Nos éclats de rire sont consternants. Mais Maxime ne semble pas vouloir prendre la fuite. Alors, je le laisse me poser un nombre indéfinissable de questions en tout genre. Et je mens sans honte à chacune d'entre elles. De mon enfance, à mon métier, en passant par mes relations amoureuses, je lui sers sur un plateau un lot continu de chimères proscrites. Et ça m'amuse bien plus que d'évoquer la vérité. Celle qui explicite qu'à bientôt 30 ans, je vis terrer dans un appartement, à travailler bien plus qu'il ne faudrait, sans l'once d'une idylle à portée de vue. Qu'en ce moment, je suis hantée par le fantôme démoniaque d'un gars qui ne m'aimera jamais. Et que je ne suis pas sûre d'aimer non plus. C'est incongru, ça n'a pas l'once d'un sens. Ce sont des choses qu'on ne peut pas dire.
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Soisek - dix ans plus tard - | Terminée |
ChickLitSoisek Mara est journaliste sportive pour un grand quotidien national. Déterminée, calme, mélancolique, elle partage sa vie entre son job et ses quelques amis, une existence normale qui cache souvent des tourments enfuis. Et lorsque le meilleur jou...