167 ~ Sylath

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Sylath ne souhaite pas parler de ses précédents calices. C'est toujours un sujet sensible. Mais Ilashan avec sa manie de faire des reproches sans cesse exprime avec beaucoup de pudeur son désir de laisser une marque impérissable dans l'esprit de l'immortel, alors même qu'il est très certainement celui qui va partir après la saison des avalanches, et quitter le Nord pour ne jamais revenir, et tout oublier.

Mais cette ambiguïté dans l'expression de ses désirs témoigne aux yeux de Sylath du début d'un doute. Et il ne veut pas l'éteindre.

Alors il fixe les flammes et après un long silence, il commence.

— Je n'ai eu que trois calices, en quatre siècles. Et je ne les ai pas gardés longtemps. La première s'appelait Nina. Je n'étais immortel que depuis quelques années. Elle était très douce et elle avait quelque chose de mélancolique, mais quand elle riait, on aurait que le soleil illuminait la pièce. Et je supportais encore assez mal la perte de l'Astre.

Sylath chercha le regard de l'humain.

— Mais elle avait bien quelqu'un qui l'attendait quelque part. Et un jour, l'un de nos éclaireurs a ramené une petite fille au Temple, une petite fille perdue qui avait failli être enlevée par des barbares. C'était la petite sœur de Nina, et quand elle l'a vue, elle m'a demandé de la libérer de son rôle de calice pour pouvoir se consacrer à sa petite sœur. J'ai accepté, et Nina a rejoint le quartier des novices avec l'enfant. Elle n'est restée avec moi qu'un an.

Les flammes étaient reparties et le feu vif crépitait dans l'âtre, permettant à Sylath de réaliser, par contraste, combien sa peau était froide.

— Les deux autres n'ont pas non plus été une réussite. Le premier s'appelait Ivar. Sa ferme avait été pillée des brigands et il avait perdu son épouse. On me l'a confié parce qu'il avait un caractère impossible. Il faisait peur aux autres humains, avait failli mourir deux fois en essayant de s'enfuir et il nous haïssait. J'ai bataillé avec lui pendant des mois. La perte de sa femme l'avait anéanti et il avait érigé autour de lui une carapace plus épaisse et plus froide que les murs de la Forteresse. Finalement, c'est lui qui m'a demandé de devenir mon calice. Je ne m'y attendais pas du tout, mais il a dit qu'il avait besoin d'un engagement aussi fort que celui qu'il avait noué avec sa femme... Afin de l'oublier.

Un esclave entre et vient chercher le plateau vide. Sylath le remercie et l'homme repart.

— C'était... Il a été mon calice pendant deux ans, et notre lien est devenu vraiment très fort. J'avais une affection sincère et profonde pour Ivar. Et il m'a semblé pendant quelques temps, qu'il me la rendait. Et puis une nuit, il a appris que son épouse était toujours en vie. Les brigands l'avaient laissée pour morte et elle avait erré de village en village à la recherche d'Ivar. Pendant deux ans. Ivar a renoncé à être mon calice dans la nuit. Et il a demandé au conseil des Anciens l'autorisation de fonder une famille avec Ida. Après ça, il détournait les yeux quand il me voyait.

Sylath inspire profondément. Il ne reste qu'une histoire. Mais en parler lui coûte plus encore que les autres.

— Le dernier s'appelait Jörgen. C'est celui qui est resté le plus longtemps à mes côtés. C'était un garçon de l'Est qui avait été fait prisonnier lors de la guerre des guildes noires, à Assyan. Les mercenaires qui l'avaient capturé l'avaient gardé comme esclave. Ils exécutaient les basses besognes, et quand il avait fini, il servait aussi d'esclave sexuel, et ils le torturaient pour s'amuser. La bande de mercenaires qui l'avait fait prisonnier était connue pour ses exactions et ils peinaient à trouver du travail. Alors ils vivaient de pillage, et ils ont, je ne sais comment, entendu parler de la Forteresse du Veilleur. Ils sont arrivés à nos portes une nuit d'été. L'assaut a duré quatre minutes.

Sylath soupira en repensant au gâchis que cela avait été.

— Ces hommes-là ne se constituaient pas prisonniers, ils luttaient jusqu'à la mort. La neige s'est teintée de rouge et tout ce qu'il est resté de leur troupe, c'était leur esclave, complètement terrifié. Jörgen avait passé deux ans avec les mercenaires. Il était couvert de cicatrices et il fondait en larmes quand on le touchait. C'est moi qui me suis occupé de lui. Gagner sa confiance et panser ses blessures a pris quatre ans. Il hurlait dans son sommeil, tremblait de terreur quand on lui adressait la parole et sursautait au moindre bruit. J'étais la seule personne à pouvoir l'approcher, quand la peur est passée, il s'est mis à me suivre partout, à dormir dans mon lit, à chercher mon contact. Il est finalement devenu mon calice, et j'ai pris soin de lui pendant encore trois ans.

Le vampire se mordit la lèvre. La suite était affreuse à raconter, il n'en avait plus jamais reparlé depuis l'époque où c'était arrivé.

— Mais une nuit, je l'ai retrouvé dans une pièce vide de la forteresse, en train de se fouetter lui-même avec une chaîne. Il disait que si je ne lui faisais pas de mal, c'était que je ne le connaissais pas assez, et que les mercenaires, eux, savaient ce qui était bon pour lui. J'étais pourtant tellement sûr de l'avoir guéri... Mais le mal que lui avaient fait ces hommes était inscrit en lui pour toujours. Alors j'ai réuni le conseil dans l'heure et nous avons eu recours à un sortilège pour sceller la mémoire de Jörgen. Nous avons effacé tous ses souvenirs sur une décennie et nous avons effacé chacune de ses cicatrices, y compris les plus anciennes. Un éclaireur s'est ensuite chargé de le ramener dans l'Est, à Assyan. J'ai pu échanger quelques mots avec lui avant son départ, c'était un homme intelligent et plein d'humour. Il est rentré chez lui avec le sourire.

Sylath se tait et regarde la chambre en essayant péniblement de s'extraire de ce souvenir. Il a l'impression qu'une énorme pierre s'est logée dans son cœur, plus immobile que jamais.

— Mais ma mémoire à moi est infaillible. Je n'oublierai jamais aucun d'eux. Et dans mille ans, quand tes os seront en poudre et ta descendance éteinte ou dispersée aux quatre coins du vent, moi je me souviendrai toujours de ta silhouette dans la neige, de la manière dont ton cœur s'est emballé quand mes crocs sont entrés dans ta peau. Je me rappellerai la crispation de tes doigts sur ma tunique, ton regard quand j'ai placé le manteau vu Veilleur sur tes épaules, et je sentirai encore ton corps se laisser aller contre le mien. Exactement comme si c'était arrivé à l'instant. Je crois être assez ancien pour mériter de ne pas être accusé de frivolité.

L'astre et le Veilleur - Tome 1 (partie 1) : La forteresse de neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant