N'aie Pas Peur

Chapitre 18 | 2

Musique proposée : You - Nathan Wagner. (En média).

— Bon, alors à quoi on trinque ? ironise Jess d'une voix rocailleuse.

Toujours allongée dans le canapé à gauche de la cheminée, elle lève sa bière vers nous en s'appuyant sur un coude. Elle a été tellement silencieuse pendant que Gale et moi décortiquions les codes interminables de Savannah, que j'avais presque oublié qu'elle était-là, avec nous, à essayer de se remettre de tout ce qu'elle a pu vivre. Un tintement vif retentit lorsque nous entrechoquons nos goulots en verre, puis nous avalons chacun une gorgée d'alcool dans un même mouvement.

— On a qu'à trinquer à notre vie de merde, propose Gale. Puisqu'on peut pas la faire disparaître, autant la célébrer.

Comme pour donner plus d'emphase à ses mots, le barman engloutit quelques goulées supplémentaires et je me surprends à l'imiter. Malgré l'absence de West, qui n'a toujours pas quitté son poste d'observation au bord du ruisseau, je crois que nous cherchons tous la même chose : oublier. Personne n'a abordé le sujet Eleven Stars, parce que tout le monde souhaite passer à autre chose, au moins le temps d'une soirée. Peut-être bien que West détesterait nous voir tous les trois un demi-sourire aux lèvres en réponse à la réflexion cynique de Gale, mais je suis incapable de passer des heures à réfléchir sur un nouveau plan. J'ai l'impression d'être sur le point de me noyer, mais de quand même avoir besoin de retarder le moment où il faudrait remonter à la surface. Je sais que je vais être obligé de reprendre ma respiration si je ne veux pas étouffer. Je sais que je ne pourrais pas rester emmitouflé indéfiniment dans cette couverture flottante à la fois protectrice et dangereuse, mais pour l'heure, je n'ai pas d'autre moyen de survivre que de me laisser voguer en prétendant que ma poitrine n'est pas à deux doigts d'exploser.

Rien qu'une fois, je voudrais pouvoir passer un instant avec des amis sans m'inquiéter, quitte à devoir vider chacune de mes pensées en même temps que les bouteilles d'alcool. Je n'ai pas les épaules assez solides, je ne peux pas rester dans une telle situation sans jamais lâcher prise. De toute façon, la vie n'est pas faite comme ça. On ne peut pas rester bloqué sur nos névroses et nos erreurs sans jamais se reposer, parce que dans ce cas, on finirait par exploser et on détruirait tout sur notre passage. Exactement comme Savannah. Alors au risque de me sentir vide, j'ai besoin de fermer les yeux sur mon existence pour en inventer une nouvelle. Au risque de me prendre la réalité en pleine figure plus tard, j'ai besoin de faire semblant de respirer. Il faut que je reprenne mon souffle, même si je sais que l'oxygène ne circule pas sous l'eau.

— Dis, Gale...

L'intéressé décapsule une autre bière avec son briquet noir, avant de reporter son attention sur moi.

— Comment était West, quand il était gamin ? l'interrogé-je timidement.

Les coins de ses lèvres se relèvent en toute légèreté, offrant à son visage un air allègre que je ne lui connaissais pas.

— C'était un petit con.

— Ah... ça ! C'est vrai ! confirme Jess avant de se mettre à rire.

— Au foyer, il faisait partie des plus petits, alors les ados l'avaient pris pour cible. Ils essayaient de l'intimider par tous les moyens et ça marchait plutôt bien, mais à la seconde où je lui ai montré comment se servir de ses mini-poings, il a leur a fait comprendre de plus ramener leur cul près de nous. Même si on était que deux et qu'on était plus jeunes, on leur a mis une sacrée raclée plus d'une fois. Ça faisait pas mal marrer West, d'ailleurs.

Plus Gale déblatère, plus ses prunelles se mettent à briller d'une magnifique nostalgie. Le ton de sa voix est doux et la tendresse qui se dégage de ses paroles semble nous envelopper tous les trois comme dans du coton.