À l’Escala Christian
Quand Taylor et moi arrivons dans l’appartement, je ne trouve pas Ana dans le salon. Je passe dans notre chambre, elle n’y est pas davantage. Étonné, je vérifie dans la bibliothèque, une pièce que je lui ai attribuée en guise de bureau. Mais rien… pas d’Ana assise à sa table de travail, ou endormie dans un fauteuil…
J’effleure du regard le billard. Je garde d’excellents souvenirs de nos sessions ici, en particulier la première, quand Ana m’avait lancé un défi au jeu. Mmm… Je la revois, étalée sur le velours vert de ma table, la peau encore rougie de sa fessée. À cette évocation, mon sexe durcit. Je suis plus désireux encore de retrouver ma femme.
Dans la cuisine, ma gouvernante s’active aux fourneaux.
— Bonsoir, Mrs Jones. Sauriez-vous où se trouve Mrs Grey ?
— Je lui ai parlé, il n’y a pas une demi-heure, monsieur, elle m’a demandé d’ajouter des couverts pour le dîner, puis elle s’est éloignée dans le couloir… vers sa chambre.
Je fronce les sourcils.
— Des couverts ? Y aurait-il des invités ce soir ?
Gail est effectivement en train de touiller le contenu d’une immense cocotte à l’arôme délicieux.
— Oui, monsieur. Vus serez huit. Mrs Grey n’a pas eu le temps de me dire de qui il s’agissait, parce qu’elle a reçu un appel téléphonique. Elle n’est pas revenue ensuite.
Là, je deviens nerveux. Et si ce connard de Rodriguez cherchait à recontacter Ana ? Où peut-elle être ?
Mon téléphone vibre dans ma poche, je le sors et… Quoi ? Elena ? Je n’arrive pas à croire qu’elle cherche encore à me contacter. Il y a plusieurs semaines que je n’ai plus entendu parler d’elle. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce soir ?
Je me précipite dans mon bureau dont je referme la porte derrière moi.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Charmant accueil !
— La ferme, Elena. Je t’ai déjà indiqué qu’entre nous, c’était terminé.
— Je sais, Christian. Mais j’ai entendu ce qui se passait, alors…
Elle marque une pause lourde de sous-entendus. Elle a toujours aimé jouer au chat et à la souris. Elle n’a pas changé. Moi si. Je vis avec une femme ouverte et franche, qui m’exprime tout ce qui lui passe par la tête. C’est rafraîchissant. Rien qu’en entendant la voix rauque d’Elena et ses insinuations, je me sens souillé. J’ai presque envie d’aller prendre une douche.
— Elena, je n’ai pas de temps à perdre avec tes conneries. Ce que tu fais ne m’intéresse pas, ce que tu penses encore moins. Si tu as quelque chose à dire, dis-le, sinon…— Tu as beaucoup changé ! s’exclame-t-elle d’un ton sec. Très bien, puisque tu me forces la main, il s’agit de Linc.
Ah. J’ai rendez-vous demain avec ce fumier et ses avocats. Comment Elena l’a-t-elle appris ? Je croyais qu’elle n’avait plus aucun contact avec son ex… Un horrible soupçon me vient… Elena déteste Ana. Depuis le début, elle a œuvré en douce pour nous séparer. Il m’a fallu du temps pour ouvrir les yeux. Elena est venimeuse et sournoise. Inventive et intelligente aussi… Aurait-elle poussé son ex à agir contre Ana ?
— Je t’écoute, dis-je froidement.
Elle se lance avec volubilité dans son discours, manifestement préparé :
— C’est Linc qui a payé la caution de Hyde, ce malade qui a forcé la porte de ton appartement, qui a enlevé ta sœur et envoyé ta femme à l’hôpital.
Sa tonalité a changé en prononçant ces deux mots : « ta femme ». Je reste sans voix devant les images horribles que ses paroles évoquent pour moi. Je suis certain qu’Elena le fait exprès. Déjà autrefois, lorsque j’étais son soumis, elle n’utilisait pas toujours contre moi ses fouets, triques ou cannes. Parfois, les mots suffisaient à provoquer des blessures encore plus douloureuses. Merde, pourquoi est-ce que je lui laisse encore un tel pouvoir sur moi ?
Tu devrais raccrocher, Grey.
— Comment le sais-tu ?
— La police est venue me demander si j’avais eu de récents contacts avec Linc.
Tiens, c’est une idée. Welch y a-t-il pensé ? Il s’est beaucoup intéressé au cas d’Elena ces derniers temps, surtout en cherchant une éventuelle complicité avec Hyde. Elena fait partie des rares personnes susceptibles d’en vouloir à Ana, mais ni Welch ni moi ne l’avons reliée à Linc.
— Christian, tu es venu me voir à l’hôpital autrefois, susurre Elena. Tu te rappelles ce qu’il m’avait fait ?
— Oui.
Le mot échappe avec peine de mes lèvres rigides. Oui, je m’en rappelle. C’était à cause de moi, Linc venait de découvrir notre liaison… J’étais alors un apprenti dominant et Elena avait offert d’être ma soumise, mais cette formule ne me convenait pas. J’avais décidé de rompre avec elle. Dans son état, je n’ai pas pu…
Elle t’a manipulé, Grey. Elle a deviné ta culpabilité, elle l’a utilisée.
— Je t’avais prêté cent mille dollars, ajoute Elena, plus mielleuse encore. Linc ne l’a pas supporté. Si j’avais dépensé cette somme pour un collier de diamants, il n’aurait rien dit, au contraire, il aurait paradé à…
Je la coupe :
— Elena, le passé ne m’intéresse pas. Tu n’avais qu’à porter plainte. Mon père te l’a conseillé, et moi aussi. Tu n’as pas voulu. Tu as obtenu un divorce avec une énorme compensation financière. Seul l’argent t’intéressait. Tu as tiré tous les avantages de la situation. Comme d’habitude.
Elle se tait un moment. Elle est en colère, je le sens. Je le sais. Je l’imagine, les lèvres pincées, les narines frémissantes. Elle n’aime pas que ses flèches ratent leur but.
Elle a un ricanement mauvais
— Ainsi, tu as choisi d’oublier ta dette envers moi ? Comme c’est pratique !
— Je n’ai plus de dette envers toi, Elena. Tu m’as prêté de l’argent, je te l’ai rendu. Avec intérêt. Ensuite, j’ai financé ton projet quand tu as voulu te lancer dans les affaires. J’ai payé pour tous tes autres salons. Et je t’ai cédé mes parts quand nous avons rompu.
Ce n’est pas ce qu’elle voulait. Loin de là. Elle tenait à garder son emprise sur moi. Avant ma rencontre avec Ana, j’étais un dominant, mais je vivais dans l’ombre. Mon mode de vie étant un secret, Elena était ma seule confidente, mon exutoire. Un rôle qu’elle adorait et auquel elle accordait de l’importance. Trop sans doute. Désormais, je n’ai plus à me cacher. J’ai une femme, une famille, et un futur où Elena n’a aucune place.
Je la soupçonne aussi d’avoir difficultés financières. La conjoncture est dure et Elena a sous-évalué l’influence de ma mère sur sa clientèle – et ses bénéfices. Sinon, jamais elle aurait couru le risque de perdre un tel appui. Avec un rictus sarcastique, j’imagine les regrets d’Elena après sa scène lamentable au cours de ma soirée de fiançailles. Ce soir-là, elle a tout perdu : sa position sociale, son assise financière, et même ce qui restait de notre amitié. Amitié ? Est-ce le terme juste ? Je ne le pense plus…
— Tu me parlais de Linc ?
— Oui ! crache-t-elle furieuse. Tu es censé être intelligent, non ? Le mariage semble te troubler l’esprit. Je te rappelle qu’autrefois, Linc m’a frappée au visage pour me donner une leçon. Ta femme n’a-t-elle pas reçu le même traitement ? Tu ne vois pas le parallèle ?
— Ton ex a la rancune tenace, toi et moi avons rompu depuis des années.
— Linc est aux abois. Ses sociétés sont au bord de la faillite. Je connais sa façon de penser : pour lui, tout a commencé à dérailler après notre divorce. Il te juge responsable.
— Il a surtout dû te verser une fortune compensatoire qu’il a prélevée sur sa société. S’il devait en vouloir à quelqu’un, ce serait à toi, pas à Anastasia.
— Linc se fout de ta chère Anastasia !
Je me demande ce qui met Elena dans un tel état de rage. J’attends en silence.
— C’est toi qu’il a voulu atteindre à travers elle, conclut Elena d’une voix plus calme.
Dans ce cas, Linc a bien choisi sa vengeance. Perdre Ana m’aurait détruit. Je vais lui régler son compte. Quand j’en aurai terminé avec lui, il ne restera rien de son empire – dont il ne touchera pas un cent. Demain, Linc Timber sera comme Carthage après le passage des Romains : détruit, rasé, anéanti.
Delenda est Carthago5.
— Je vais m’occuper de ton ex, dis-je, avec force.
— Christian, c’est pour te protéger que je n’ai pas porté plainte, il y a six ans. Imagine ce qu’auraient enduré tes parents ! Ils auraient été la risée…
Un brusque élan de rage me fait voir rouge.
— Ferme-la, Elena ! Tu n’as pas porté plainte parce que tu aurais été jetée en prison, pour pédophilie. Tu te fous de mes parents. Tu as agi pour toi, rien que pour toi. Comme d’habitude. Tu n’es qu’une égoïste.— Et alors ? L’égoïsme, tu connais, pas vrai ? Je t’ai dressé à mon image. Toi aussi, tu ne penses qu’à toi. Toi aussi, tu utilises ce qui t’entoure quand ça t’arrange. Toi aussi…
— Où est l’argent ?
— Q-quoi ? Quel argent ?
— Linc a dû traiter en espèces, il ne pouvait laisser de traces suspectes dans sa comptabilité. Il a toujours jonglé avec l’IRS6. Il devait garder sous la main de quoi refaire sa vie ailleurs. Tu as vécu avec lui. Où gardait-il son argent ?
— Je n’en sais rien… répond-elle après un moment de réflexion. Dans son bureau, j’imagine. J’y allais rarement, mais je sais qu’il y avait un coffre-fort.
— Tu as revu Linc récemment ?
J’entends au bout du fil la respiration d’Elena se bloquer. C’est très bref, mais je sais qu’elle va mentir. Donc, elle a rencontré son ex. Pourquoi ? Et quand ? Je vais demander à Welch de fouiller un peu dans les récents transferts d’argent des différents comptes d’Elena. J’ai travaillé avec elle des années durant, je les connais tous. Je ne pense pas qu’elle ait pris la précaution d’ouvrir un compte offshore7. Elle s’illusionne concernant son talent dans les affaires. D’accord, elle a de l’allure et un certain flair pour utiliser les gens, aussi bien son personnel que sa clientèle, mais niveau gestion, elle n’y connaît rien. C’est toujours moi qui devais la guider.
— Non, déclare-t-elle, l’air de rien. Elle ment, Grey.
— Dans ce cas, tu n’as rien à m’apprendre, Elena. Ne t’approche pas de Linc. Il va couler, inutile qu’il t’entraîne dans sa chute. S’il a besoin d’argent, il risque de t’en réclamer.
— Je n’ai rien à lui donner ! Chaque fois, elle dit la vérité.
Je raccroche. Puis je me passe les mains dans les cheveux, à la fois frustré et anxieux. Pourquoi Elena m’a-t-elle téléphoné ? Qu’a-t-elle cherché à obtenir au juste ? Elle ne m’a rien appris, elle ne m’a rien demandé… mais elle n’est pas du genre à agir sans motif caché. Le problème, c’est que je ne discerne pas le sien. Je décide de ne plus accepter ses appels.
Ana serait furieuse de ce qui vient de se passer. Où est ma femme ?
5 Citation latine à l’authenticité syntaxique incertaine, traditionnellement attribuée à Caton l’Ancien, mort en 149 av. J.-C., et qui signifie « Il faut détruire Carthage ! »
6 Internal Revenue Service – agence gouvernementale qui collecte l’impôt sur le revenu aux États-Unis
7 Terme anglais qui peut se traduire par « extraterritorial » et correspond en général, dans le domaine de la finance, à un paradis fiscal.
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Livre 4
RandomQui domine les autres est fort. Qui se domine est puissant. * Être aimé donne de la force Aimer donne du courage Lao Tzeu FAMILLE Par FIFTY SHADES de GREY **** LIVRE IV