Livre 4

Père et Fils

Broadview
Christian
— Christian, c’est à toi d’y aller.
— Non, c’est à toi. Je me suis levé la dernière fois.
— Pas du tout ! C’est moi.
— T’es gonflée !
— Vas-y ! Jette Ana. Moi, je dors.
Elle roule sur elle-même et s’enveloppe dans la couette, mettant ainsi fin à la discussion. J’hésite à
la punir de son insolence, mais la naissance l’a fatiguée, elle commence à peine à redevenir elle-même.
Je préfère la laisser se reposer. Elle en a besoin. Je récupère mon BlackBerry sur la table de chevet pour
vérifier l’heure : 1 h 24. Putain ! J’ai donné un biberon à Ted vers minuit… alors, pourquoi est-ce qu’il
braille au milieu de la nuit ?
À contrecœur, je me lève pour traverser le couloir jusqu’à la nurserie. J’allume la veilleuse en
marmonnant :
— D’accord, d’accord, Ted, du calme. Je suis là.
Il arrête de pleurer en entendant ma voix. Il tourne la tête et cherche à discerner où je suis. Je me
penche sur le berceau pour le regarder.
— Qu’est-ce qui ne va pas, bonhomme ? Qu’est-ce que tu as ?
Il fixe sur moi ses grandes prunelles bleues, semblables à celle de sa mère. J’ai gagné ce pari, Ana a
dû m’offrir un gage, je souris lascivement en me souvenant de cette folle session. Hmm…
Ted éclate de rire.
— Bébé, j’espère que tu n’as pas déjà l’esprit aussi tordu que ton vieux père. Allez, dis-moi, qu’est-
ce tu veux ? Une petite chanson ?
Avant même que j’ai le temps d’aller plus loin, il cligne des yeux et se rendort. Je le fixe, éberlué.
Pourquoi pleurait-il ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il avait juste envie de savoir que son papa n’était pas loin, chuchote Ana.
Je me retourne, elle est appuyée contre le chambranle de la porte, enveloppée dans un peignoir de
soie. En dessous, je sais qu’elle porte juste un de mes tee-shirts. Bien trop grand pour elle, il la couvre
jusqu’aux genoux. Elle a les cheveux ébouriffés, une marque de l’oreiller en travers de la joue.
Elle est superbe.
Je jette un dernier coup d’œil dans le berceau où mon fils dort à poings fermés.
— Ah ouais ? Et ce petit monstre était-il au courant que son père avait envie de dormir tranquille ?
— Christian !
Les sourcils froncés, elle avance jusqu’à moi. Je secoue la tête. Je la sais aussi féroce qu’une tigresse
quand il s’agit de son fils ; à ses yeux, tout ce que fait Ted est parfait. Il me faudra ouvrir l’œil quand il
grandira, sinon elle va trop le gâter, le pourrir, en faire un enfant insupportable.
— Il faut lui apprendre les bonnes manières !
— Il n’a que deux mois !
— Peu importe, c’est une question de principe.
Épuisé, je m’écroule dans le fauteuil à bascule placé à côté du berceau. Ana étrécit les yeux, puis elle
s’assied près de moi. Ensemble, nous contemplons notre fils. Pour moi, c’est le futur héritier de Grey
Entreprises Holding Inc. Il est promis à un avenir glorieux, mais il a encore tout à apprendre.
Ana est belle comme une madone de la Renaissance italienne avec son doux sourire, aimant et
maternel. En la regardant, j’évoque ma mère biologique, Ella Watson. Elle avait le même âge quand je
suis né, les mêmes cheveux, la même peau pâle. Elle était triste, elle pleurait souvent… J’aurais fait
n’importe quoi pour la faire sourire, la réconforter, la rendre heureuse. À quatre ans, je ne pouvais pas
la protéger de la brute qui vivait avec elle, son mac, son pourvoyeur de drogue.
Mon bourreau.
Assez, Grey !
Ces souvenirs immondes n’ont pas de place ici, près de mon fils, près de ma femme. Ana n’a rien à
voir avec ma mère, elle est courageuse, volontaire, déterminée. Elle ferait n’importe quoi défendre pour
ceux qu’elle aime, elle me l’a déjà prouvé. D’accord, Ted a hérité de mon physique, de certains de mes
gènes, mais il a les yeux purs de sa mère, il aura aussi son courage.
Et tout à coup, je sais qu’Ana ne le pourrira jamais, elle a bien trop de bon sens. Quand il aura l’âge
de raison, elle saura lui transmettre de vraies valeurs.
Elle saura aussi l’aimer de toute son âme, parce que sans amour, l’éducation est sans racine.