Fashion Week

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Jour 1 – Plan A
Ana
— Non.
— S’il te plaît ?
— J’ai dit non.
— Mais enfin, Christian, tu ne crois pas que nous pourrions en discuter ?
Je n’arrive pas à croire qu’il va me refuser une chance de lui expliquer mon point de vue.
— C’est inutile, Anastasia. Tu veux aller du 5 au 12 septembre à New York, toute seule, pour la
fashion week79 – et franchement, je ne vois pas pourquoi, ce genre d’événements ne t’a jamais intéressée.
Je refuse que tu prennes des risques de ce genre. Tu n’as aucune idée du populo que tu vas rencontrer.
Donc, il n’en est pas question.
— Je ne serai pas « toute seule » ! Je serais avec Kate !
J’ai haussé le ton : il est insupportable !
— Kate est journaliste, elle aura à travailler, c’est pour ça qu’elle se rend à New York, pas vrai ?
Je la vois mal se préoccuper exclusivement de ta sécurité. De plus, elle n’a pas la formation d’un agent.
Je te l’ai déjà dit, je ne veux pas que tu prennes des risques.
Christian a marqué un point, d’accord. Je grimace un peu en prenant conscience que je resterai
effectivement seule chaque fois que Kate ira interviewer une célébrité, écrire un article, ou je ne sais
quoi. Ce n’est pas pour autant que je compte céder.
Et si j’essayais de le supplier ?
— S’il te plaît, Christian ?
J’ai la sensation d’avoir cinq ans en faisant les yeux du Chat Potté80, mais je m’en fiche, à condition
d’obtenir ce que je veux.
— Anastasia, j’ai dit non, c’est non.
— Mais…
— Ça suffit ! Je ne veux plus rien entendre, je ne changerai pas d’avis.
Il a parlé d’une voix ferme, un index menaçant tendu vers moi. Alors que je m’approchais de lui, je
me fige, tétanisée. Je sens bien que pour le moment, il serait inutile d’en rajouter. Il faut que je réfléchisse
à une nouvelle stratégie.
— Grrr…
De temps à autre, Christian est vraiment entêté comme une mule ! Je tape presque du pied, furieuse,
les bras croisés sur la poitrine, avant de pivoter pour sortir en courant de son bureau.
La patience et la détermination conquièrent tout, a dit le poète81. Ma conscience hoche la tête : il
finira par céder si tu t’en donnes la peine.
Je vais tout droit jusqu’à la cuisine, où je trouve Gail occupée à vider le lave-vaisselle. Je grimpe sur
un tabouret, devant le comptoir du petit déjeuner, la tête posée sur mes bras. Essayer de convaincre
Christian va être un véritable cauchemar, est-ce que ça en vaut la peine ?
Sans un mot, Gail pose devant moi une tasse d’eau chaude et un sachet de thé.
— Vous me paraissez en avoir besoin, Ana.
— Merci, Gail.
Je lui adresse un sourire. Je suis consciente qu’une tasse de thé n’est pas une solution miracle, mais
c’est agréable quand même que quelqu’un se soucie de mes humeurs.
Gail continue son travail, j’emporte ma tasse dans la chambre. Il est déjà tard, pourtant je n’ai pas
sommeil. Et si je lisais pour me changer les idées ? Comme je n’ai pas la tête à découvrir un nouveau
livre, je prends un classique : les Hauts de Hurlevent82. Je l’ai déjà lu plusieurs fois, mais peu importe,
je me retrouve vite plongée dans l’ambiance du roman. Une heure après, environ, j’entends un léger
grincement, je tourne la tête, Christian est à l’embrasure de la porte, il me dévisage, l’air sérieux. Il
pénètre dans la chambre et referme derrière lui.
— Baby, tu n’es pas encore couchée ? Tu auras du mal à te lever demain matin pour aller travailler.
Il parle calmement, il paraît soucieux de mon bien-être. J’agite le livre que je tiens à la main – une
édition originale, dont le cuir patiné est un plaisir en soi.
— J’avais besoin de me calmer un peu avant de pouvoir dormir.
Il fronce les sourcils.
— Tu es toujours en colère parce que je ne veux pas te laisser aller toute seule à New York ?
Non mais c’est pas vrai ! En quelques mots, il vient de saboter mes efforts, j’avais commencé à
oublier ma frustration et voilà qu’il l’a ranimée. D’un autre côté, il semble attentif et détendu… et si
j’en profitais pour une nouvelle tentative ? Après tout, qui ne risque rien n’a rien.
— Christian, s’il te plaît, est-ce que tu pourrais au moins y accorder quelques minutes de réflexion ?
D’accord, je ne suis pas fanatique de la mode, mais j’ai toujours voulu savoir ce qu’il y avait derrière
toute cette excitation. Hum – tu m’as dit un jour que tu voulais m’offrir le monde, tu t’en souviens ? Et
maintenant que je te demande d’aller passer deux jours à New York avec Kate, tu me refuses ce petit
plaisir ?
La carte de la culpabilité ? À dire vrai, ce n’est pas très brillant de ma part. Je dirais même que c’est
minable, jette ma conscience offusquée. Christian écarquille les yeux : lui aussi ne s’y attendait pas. Il
n’est pas furieux, il semble plutôt amusé. Je ne sais si cette réaction est à mon avantage ou pas.
Il ne répond pas, il réfléchit. J’espère qu’il envisage enfin les implications de ma plaidoirie. Je pose
mon livre, je mets les mains sur les siennes, je m’y accroche, et j’insiste :
— Alors ? Qu’est-ce que tu en dis ? S’il te plaît…
— Non.
Il a parlé le visage impassible, durci, implacable. Je manque lever les bras au ciel de désespoir.et
pourtant, je ne renonce pas. J’ai toujours dans l’idée que si j’insiste suffisamment, il finira par céder.
Alors, comme une enfant capricieuse, je geins en répétant toujours les mêmes mots ; je tire sur ses
mains en secouant la tête, refusant obstinément ce « non » qu’il ne cesse de répéter. Il pousse enfin un
très long soupir.
Il va dire oui ?
Non.
Libérant ses mains des miennes, il prend mon visage entre ses deux grandes paumes et frotte ses
deux pouces sur mes pommettes.
— Anastasia, ce ne serait pas prudent, Sawyer ne suffirait pas… Et même si je t’envoyais une
armée d’agents de sécurité, il est impossible d’assurer une protection à 100 % au milieu d’une foule.
New York est une grande ville, tu es ma femme, les gens te reconnaîtraient, les paparazzis te suivraient
partout – et tu sais à quel point ils peuvent se montrer agressifs. Bien sûr, il y aura d’autres célébrités,
ce qui ne fera qu’ajouter au chaos. Je ne veux pas te faire courir un tel risque. Je ne supporterais pas de
te perdre et… je ne vivrais pas en m’inquiétant pour toi.
Il a prononcé la dernière phrase dans un murmure angoissé. Oh lala ! Il n’a jamais vraiment oublié
les frayeurs que je lui ai causées : d’abord ce coma, lorsque j’ai affronté toute seule Jake Hyde après
l’enlèvement de Mia, ensuite mon entêtement à refuser une césarienne au moment de la naissance de
Teddy… Christian est capable de me reprocher mes erreurs toute ma vie ! Je veux bien lui accorder une
chose : j’ai eu tort de courir ces risques, je regrette d’avoir bouleversé ceux qui m’aiment, mais ça n’a
rien à voir cette fois-ci. Je n’ai pas d’assassin pervers à ma poursuite ni une ex-soumise à moitié folle,
je ne suis pas enceinte. Il y a plus d’un an que notre vie est tout à fait tranquille. De plus, la presse nous
poursuit bien moins qu’au début, les paparazzis ont fini par s’habituer à moi. Je sais bien que Christian
prend ma sécurité au sérieux, mais si je suis accompagnée par Sawyer – ou même par deux agents, ça
ne serait pas si dangereux quand même…
— Tu avais dit que tu me donnerais tout ce que je te demanderais…
Puisque lui répète toujours les mêmes arguments, je peux bien faire pareil. Je n’y mets aucune
conviction, il va encore dire non. Sa réaction me prend par surprise. Il se rapproche de moi, pose le
menton sur ma tête, et me caresse les cheveux. Je cache mon sourire, je sens bien qu’il ne supporte pas
me laisser insatisfaite, même s’il s’agit d’un caprice de ma part.
— Baby, je comprends que c’est difficile pour toi de ne pas avoir la même liberté qu’une autre
jeune femme de ton âge, je t’avais prévenue qu’en m’épousant, tu serais toujours à part… Mais
Anastasia, je ne peux pas. J’ai besoin de contrôle, tu le sais bien, et avec toi, j’en ai déjà abandonné une
grande partie. J’aimerais que tu le comprennes. J’aimerais que toi aussi, tu fasses des concessions.
Et zut ! La carte de la culpabilité, apparemment, c’est une arme à double tranchant. D’accord, c’est
très difficile pour Christian, j’en suis consciente, mais, j’avais préféré ne pas m’y attarder jusqu’à ce
qu’il l’exprime. Ma conscience secoue la tête, l’air sévère.
Je me dégage de son étreinte pour déposer sur sa bouche un petit baiser.
— D’accord…
Il me regarde, l’air éberlué.
— D’accord ?
Ah, il ne s’attendait pas à me voir céder si facilement ? Il a raison de se méfier : je reviendrai à la
charge, mais plus tard. Il me regarde, l’air suspicieux, la tête penchée.
— Mrs Grey, je ne te comprends plus du tout. Que signifie ce petit sourire ? Je sens que tu me
caches quelque chose…
Avec un sourire mielleux, je lui renvoie ses paroles de tout à l’heure :
— Je suis juste fatiguée, Mr Grey. Je vais avoir du mal à me lever demain matin pour aller travailler.
Tu sais que j’ai besoin de mes huit heures de sommeil pour fonctionner.
Il reste silencieux quelque secondes, puis il hoche la tête et quitte le lit le temps de se déshabiller. Il
passe ensuite dans la salle de bain. Je suis à moitié endormie quand il revient se coucher. Je le sens
quand même tirer la couette sur nous deux et me prendre dans ses bras pour m’attirer contre lui, comme
tous les soirs, sa jambe entourant les deux miennes.
Je m’endors avec un sourire.
***
Christian
Ça fait maintenant plusieurs jours qu’Ana me bassine avec cette lubie grotesque : assister à la
prochaine fashion week de New York. Je connais le principe de ces fameuses « Semaines de la mode »
j’ai emmené une fois ma sœur Mia à quelques défilés, durant son séjour à Paris au printemps 2011. La
fashion week de Paris est la plus importante, après celles de Londres, de Milan et de New York, mais il
est probable que chacune des grandes capitales revendique le titre. Je me souviens d’avoir admiré des
stylistes internationales – l’Italienne Miu Miu, la Japonaise Yohji Yamamoto ou l’Anglaise
McCartney… Mia a choisi quelques tenues parmi leurs créations. Mia a toujours été fanatiquement
attirée par la mode et ses nouveautés, par contre Ana détesterait le bruit, la foule, le chaos. Elle ne s’est
jamais intéressée à la mode, aussi je ne comprends pas du tout ce caprice. Si elle veut des tenues fashion,
j’enverrai une vendeuse avec l’ordre d’acheter ce qu’il y a de plus beau, mais qu’elle y aille ? Pas
question ! Surtout sous l’égide douteuse de Katherine Kavanagh ! Je suis certain Miss Fout-la-Merde a
bourré le crâne de ma femme, juste pour m’emmerder !
Grey, Kate est désormais Mrs Grey, donc traite-la au moins de « Mrs » Fout la Merde.
Je ne me suis toujours pas fait à ce que ma Némésis83 ait épousé mon frère. Pourtant, j’étais là…
Je reprends pied dans ma discussion avec Ana. Elle vient de faire irruption dans mon bureau,
interrompant une transaction très ardue que j’essaie de résoudre depuis quinze jours. À cause du rachat
éventuel d’une petite société innovante, Appli Net, l’ambiance à GEH est assez tendue ces derniers
temps : Ros se shoote à la caféine en intraveineuse, Gwen doit avoir planté des aiguilles dans une poupée
vaudou à mon effigie, Steve Roberts, un des geeks de Barney, menace de démissionner… Bref, je n’ai
pas de temps à perdre avec un caprice.
Je lève les yeux sur Ana, qui bat des cils comme une mauvaise actrice des années folles.
— Non.
Je n’ai pas écouté quelle était précisément sa question mais peu importe, j’en connais le fond. Il n’en
est pas question. Elle n’ira pas à New York ! Elle trépigne et insiste, je m’entête dans mon refus. J’ai la
tête comme une pastèque, il me faut faire un gros effort pour ne pas hurler et l’expédier manu militari
de mon bureau. Comme nous sommes un couple moderne et libéré – tu parles ! – je prends la peine de
lui jeter quelques phrases en reprenant (pour la énième fois) mes raisons contre ce départ inepte. En
vérité, la seule qui compte à mes yeux, c’est la sécurité d’Anastasia.
— Je refuse que tu prennes des risques de ce genre. Tu n’as aucune idée du populo que tu vas
rencontrer…
— Je ne serai pas « toute seule » ! Je serais avec Kate !
Elle hurle comme une mégère. Tout en moi se crispe. J’ai toujours considéré qu’une négociation se
basait sur des faits, des documents, des arguments, jamais sur des cris hystériques. Ana sait très bien
que je ne supporte pas le manque de respect. J’encaisse cependant son éclat et tente de la raisonner.
Encore et encore, je lui rappelle certaines évidences sans m’attarder la principale : Kate, comme «
responsable » n’est pas vraiment de nature à me rassurer.
— Kate est journaliste, elle aura à travailler, c’est pour ça qu’elle se rend à New York, pas vrai ?
Je la vois mal se préoccuper exclusivement de ta sécurité.
Vu que Kate est l’indépendance et la rébellion personnifiées, ce serait plutôt le contraire. Ana
grimace, furieuse de devoir admettre que j’ai raison. Bien, je pense qu’elle va abandonner. Baby, s’il te
plaît, j’ai du boulot. Laisse-moi m’en débarrasser au plus vite pour que je puisse te rejoindre et te
consoler de cette petite déception.
Elle se met à geindre et à me supplier en se tordant les mains. Il s’agirait d’une question de vie ou de
mort qu’elle ne s’y prendrait pas autrement. Je patiente encore dix secondes avant de perdre mon calme.
— Ça suffit ! Je ne veux plus rien entendre, je ne changerai pas d’avis.
Je lui désigne la porte d’un doigt impérieux. J’espère que cette fois, elle va filer. C’est le cas ! Pas
trop tôt ! Elle n’accepte pas sa défaite avec grâce : elle tape du pied et grogne comme un chaton hérissé.
J’ai presque envie de rire. Elle est impayable ! Si j’avais le temps, je la mettrais sur mes genoux pour
une bonne fessée avant de la baiser sur mon bureau, par derrière, en la tenant aux hanches pour apprécier
la vue de son magnifique cul rougi. Je bande à cette idée. Je suis certain que nous serions tous les deux
de bien humeur ensuite…
« Ping. » Merde. Un nouveau mail. Il provient de New York, du cabinet de consultants que j’emploie
pour en savoir davantage sur les autres parties intéressées par cette foutue acquisition. Ouais, parce que
Google et Facebook veulent aussi acquérir Appli Net.
***
De : Bart, Keller & Keller associés
Objet : Bruit qui court
Date : 29 août 2013, 19:15
À : Christian Grey
Mr Grey,
D’après une de nos sources (bien informée), la NSA, l’agence américaine de renseignement
chargée d’intercepter les communications, et son homologue britannique du GCHQ collectent quantité
de données sur les utilisateurs d’applications sur smartphones, que ce soit Facebook ou Google Maps.
Je vous rappelle que nous avions déjà évoqué la collecte actuelle des métadonnées téléphoniques,
la récupération des SMS ou encore la surveillance des plateformes de jeux en ligne, de nouveaux
documents fournis.
Le principal intérêt bien entendu est de dresser le profil des consommateurs, par tranches d’âge,
classes sociales ou autres critères, pour ensuite revendre ces fichiers juteux aux grosses compagnies
désireuses de cibler leurs campagnes publicitaires. La NSA niera son implication, ou prétendra que
certains détails des communications sont autorisés par la loi pour des raisons de surveillance et de
contre-espionnage de cibles étrangères
Mais les applications très novatrices d’Appli Net concernant les Smartphones offriront de
nouveaux moyens techniques de haute rentabilité.
Question éthique…
***
Absorbé par ma lecture, je n’ai même pas entendu Ana quitter mon bureau…
Quand je relève la tête, une heure après, le silence est tombé sur la maison. Je m’étire. Rien n’est
encore résolu pour Appli Net. J’ai cependant accompli tout ce que je peux faire ici ce soir. Et si j’allais
rejoindre ma délicieuse et si contrariante petite épouse ?
Sans bruit, je suis le couloir jusqu’à notre chambre. Je trouve Ana au lit, occupée à lire. Elle porte un
de mes tee-shirts. Trop grand pour elle, il découvre une jolie épaule ronde et le creux ombré de sa
clavicule. Ses longs cheveux bruns, défaits pour la nuit, sont répandus sur l’oreiller. Elle parait si jeune
ainsi concentrée. J’ai un sourire amusé : Ana possède je ne sais combien de nuisettes et chemises, plus
coûteuses les unes que les autres, en dentelle, soie et satin, et ce qu’elle préfère pour dormir ce sont mes
vieux vêtements en coton adouci par de nombreux lavages. Oh oui vraiment – une vraie bête de la mode
!
Elle doit sentir ma présence parce qu’elle tourne avec un léger sursaut la tête vers moi. Il est tard, je
suis étonné qu’elle ne se soit pas déjà endormie.
Je m’approche d’elle.
— Baby, tu n’es pas encore couchée ? Tu auras du mal à te lever demain matin pour aller travailler.
Elle a besoin de plus de sommeil que moi. Je tiens à ce qu’elle ne se fatigue pas. Elle est si mince et
fragile, une fleur précieuse qui mérite la plus belle des serres pour s’épanouir.
Tu deviens poète, Grey ? Si tu veux mon opinion, tu veux surtout la mettre en cage – même si tes
barreaux sont en or massif.
Je fronce les sourcils, mécontent de cette idée. Seuls me tiennent à cœur la santé d’Anastasia et son
bonheur, merde. J’y veille selon ma nature, d’accord, mais même mon psy, le bon Dr Flynn, admet mes
progrès – accomplis par amour. J’ai encore du mal à croire que moi – le bâtard que sa mère naturelle
n’a pas protégé, le tordu qui n’a jamais été foutu d’avoir des amis durant toute son enfance, le compliqué
enfermé dans l’enfer de ses démons personnels, le jeune ado soumis aux ordres cruels d’Elena, le
dominant violent et fanatique adepte du monde BDSM – j’ai fini par admettre ce sentiment qui me
paraissait étranger : l’amour. Et tout ça grâce à une petite brune à la peau pâle et aux idées bien arrêtées !
J’ouvre la bouche pour déclarer à Ana à quel point elle compte pour moi. Elle parle la première, d’un
petit ton sec et grognon :
— J’avais besoin de me calmer un peu avant de pouvoir dormir.
Quoi ? Que veut-elle dire par là ? Je reste perplexe.
Tu es bouché à l’émeri, Grey. Elle ne parle QUE DE ÇA depuis trois jours : de la fashion week.
Sors de ta bulle, mec.
— Tu es toujours en colère à cause de New York ?
Je ne comprends pas. Ana est un peu butée, d’accord, mais elle n’est pas idiote. Pourquoi tient-elle
tellement à s’en aller ? Est-ce parce que j’ai un appartement à New York et qu’elle ne connaît pas encore
cette partie de ma vie? Je lui ai proposé une fois de m’accompagner pour un déplacement professionnel
– ce fumier de Hyde la menaçait et je me faisais un sang d’encre pour elle. Ce souvenir fait monter en
moi un élan de rage. Ana a refusé de venir – parce qu’elle tenait à se comporter en employée modèle à
SIP. Merde, elle refuse d’accepter le fait que je possède cette putain de boîte ! J’en fais ce que je veux
et elle aussi. En plus, durant ma courte absence, elle s’est barré contre mes ordres formels pour aller
s’enivrer parce que cette salope de Kate, une fois encore, l’avait délibérément incitée à me défier. Quand
je pense que ce même soir, Hyde a forcé la porte de l’Escala… Oh bordel ! D’accord, je m’en veux
encore aujourd’hui d’avoir caché à Ana le terrible danger et les menaces de ce détraqué, mais quand
même… Comment avoir confiance en elle quand elle est capable de prendre des décisions débiles :
comme échapper à son agent pour me voler un revolver et tenter seule de délivrer Mia….
Je tremble sous le coup d’un sentiment de terreur rétrospective : j’ai failli la perdre. Je n’oublierai
jamais ces horribles journées passées à l’hôpital, à son chevet. J’avais promis de tout faire pour elle si
elle m’était rendue. Je veux tenir ce vœu – ce « marché » passé avec le ciel.
Pas question qu’elle aille « seule » à New York ! Ni la présence de Kate – peuh ! – ni toute une armée
d’agents aux basques de ma femme ne suffirait à me rassurer. Il me reste une seule solution : partir avec
elle. Est-ce possible en ce moment… ? Comment ajuster ce putain de problème d’Appli Net et les désirs
d’Ana ? Réfléchissons…
Je l’entends à peine continuer sa plaidoirie. Jusqu’au moment où elle s’accroche à mes mains en
gémissant :
— …tu m’as dit un jour que tu voulais m’offrir le monde, tu t’en souviens ? Et maintenant que je
te demande d’aller passer deux jours à New York avec Kate, tu me refuses ce petit plaisir ?
La petite chipie ! Comment ose-t-elle me renvoyer mes propres paroles ! Ne t’inquiète pas, je vais
trouver une solution, baby, mais je ne t’en parlerai pas avant d’être certain que c’est réalisable. Tu
mérites cette petite punition !
Elle se met à genoux dans le lit et piaille :
— Alors ? Qu’est-ce que tu en dis ? S’il te plaît…
On dirait Mia ! Diable, ma sœur est-elle aussi impliquée dans cet imbroglio ? Si ça se trouve, je fais
face à une véritable coalition. Je prends mon air le plus impassible pour cacher mon amusement.
— Non.
Ana insiste et insiste. Je m’obstine dans mes refus mais je commence aussi à en avoir marre. Je n’ai
jamais été un homme patient. Elle parait ne pas comprendre un point essentiel de mon mode de vie : la
sécurité personnelle n’est pas à traiter à la légère. Avec un soupir, je fais un dernier effort pour lui
inculquer deux grains de bon sens. Qui aurait cru que j’apprendrais un jour les règles de base de la
communication conjugale ?
Je prends le beau visage d’Ana entre mes paumes. Le cœur étreint d’un étau, j’essuie de mes pouces
une larme qui coule sur chacune de ses pommettes. Je ne supporte pas de lui faire de la peine. Je donnerais n’importe quoi pour qu’elle soit heureuse – mais sa vie compte encore plus pour moi. Je suis
déchiré.
— Anastasia, ce ne serait pas prudent, Sawyer ne suffirait pas… Et même si je t’envoyais une
armée d’agents de sécurité, il est impossible d’assurer une protection à 100 % au milieu d’une foule.
New York est une grande ville…
Je lui rappelle qu’elle est ma femme – c’est-à-dire quelqu’un de connu que les groupies et les
paparazzis sont susceptibles de poursuivre sans relâche. J’aimerais qu’elle le comprenne.
— Je ne veux pas te faire courir un tel risque, baby, dis-je doucement. Je ne supporterais pas de te
perdre et… je ne vivrais pas en m’inquiétant pour toi.
Quand elle cherche à en rajouter, je la coupe et j’insiste d’un ton plus ferme :
— Je comprends que c’est difficile pour toi de ne pas avoir la même liberté qu’une autre jeune
femme de ton âge, je t’avais prévenue qu’en m’épousant, tu serais toujours à part… Mais Anastasia, je
ne peux pas. J’ai besoin de contrôle, tu le sais bien, et avec toi, j’en ai déjà abandonné une grande partie.
J’aimerais que tu le comprennes. J’aimerais que toi aussi, tu fasses des concessions.
Cette fois, elle réalise que la discussion est close. Elle ne parait pas trop m’en vouloir puisqu’elle
m’embrasse en marmonnant un « d’accord » grincheux.
Cette victoire me semble un peu trop facile. Je me méfie. Elle affiche un sourire et son air espiègle
me dit que mes ennuis ne font que commencer. Ana a toujours réussi à me surprendre. Ça fait partie de
son charme.
— D’accord ? Mrs Grey, que signifie ce petit sourire ? Je sens que tu me caches quelque chose…
— Je suis juste fatiguée, Mr Grey, répond-elle sarcastique. Je vais avoir du mal à me lever demain
matin pour aller travailler. Tu sais que j’ai besoin de mes huit heures de sommeil pour fonctionner.
Merde. Pas de sexe ce soir ? Je penche la tête, en hésitant. Je connais Ana : elle ne peut pas me
résister. Si je commence à la caresser, elle serait chaude et mouillée d’ici quelques minutes, les cuisses
ouvertes, prête à m’accueillir. Mais elle a raison : elle a besoin de sommeil.
Bon, Grey, c’est de ta faute ! Tu n’avais qu’à ramener ton cul plus tôt – et aller travailler une fois ta
femme endormie sous l’effet des endomorphismes. Tu es baisé. Ou plutôt, tu ne l’es pas.
D’humeur morose, je passe dans la salle de bain prendre une douche froide. Quand je ressors, séché
et un peu calmé, Ana dort déjà. Une bouffée d’amour menace de m’étouffer. Oh baby ! Je me couche à
côté d'elle et la prends dans mes bras. Je me fous des ennuis professionnels qui m’attendent demain
puisque ma femme est là, à sa place – tout contre moi, dans ma vie, dans mon cœur…
Je m’endors avec un sourire.

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