Naissance Teddy

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Ana
Le 13 ? Je ne suis pas superstitieuse, ce devrait être un jour comme les autres, mais depuis mon réveil,
j’ai la sensation qu’aujourd’hui sera pour moi particulier. Quelque chose va m’arriver. Je le sens. Mon
pressentiment est-il bon ou un mauvais ? Je l’ignore, mais je me sens bizarre, à la fois nerveuse, stressée,
anxieuse.
Je me demande bien pourquoi. Je ne dois pas accoucher avant la fin du mois. Aujourd’hui, c’est mon
dernier jour au bureau avant mon congé de maternité. Christian y a tenu. Obstinément. J’ai essayé de
gratter une semaine de plus, nous avons fini par nous disputer si fort que j’ai cédé. Encore. Pauvre Fifty !
Il fait de gros efforts mais je vois bien qu’il s’inquiète pour moi. Je ne veux pas ajouter à son fardeau.
Je lève les yeux au ciel, en pensant à la façon qu’a mon mari de se faire pardonner après une grosse
colère. Il finira cardiaque s’il n’apprend pas à mieux gérer son stress.
Il est 16 heures. Je suis de retour après une réunion avec Roach concernant mon remplacement durant
mon absence. J’ai obtenu son accord concernant les deux manuscrits que je tiens à faire publier, l’un
provient d’un de nos meilleurs auteurs, l’autre un jeune inconnu très prometteur.
Je trouve Hannah, mon assistante, à son poste de travail, occupée à taper furieusement sur son
ordinateur.
— Quand vous aurez terminé, rejoignez-moi, s’il vous plaît. J’aimerais vérifier une dernière fois
que tout est en ordre.
— Bien sûr, Ana.
Une fois dans mon bureau, je tombe lourdement dans mon fauteuil. Je retiens une grimace, je ressens
une sorte de pesanteur au bas ventre, presque une crampe. Ça ne dure pas, heureusement, mais je pense
que Petit Pois n’a pas trop apprécié la salade de crevettes que j’ai mangée au déjeuner. De temps à autre,
il manifeste sa réprobation quant à mes menus.
Hannah entre d’un pas alerte et s’installe en face de moi, un sourire engageant aux lèvres. C’est une
jeune femme charmante, efficace, toujours prête à s’investir davantage dans son travail. J’ai confiance
en elle. Je la sais capable de gérer les dossiers en cours durant mon absence. De plus, en cas de problème,
elle pourra toujours me joindre sur mon BlackBerry. Les autres chefs de département prendront le relais
concernant mon travail, comme cela arrive chaque fois que l’un de nous part en vacances. J’évoque mes
collègues avec un sourire ; au fil des mois, une relation chaleureuse s’est instaurée entre nous. Bien sûr,
je suis la femme du grand patron, mais plus personne ne semble en prendre ombrage. Et Sarah Cruise a
démissionné – Sarah qui m’en voulait tellement. Et pourquoi ? Parce qu’elle a attendu longtemps pour
grimper les échelons, elle était jalouse de mon avancement trop rapide. Derrière mon dos, elle ne me
ménageait pas, prétendant que je ne serais jamais capable de m’en sortir. Je n’ai pas voulu abuser de ma
position en la dénonçant à Christian ; je me suis contentée d’accomplir ma tâche de travail, démontrant
ainsi mes aptitudes par mes actions. Dégoûtée, Sarah est partie d’elle-même le mois passé. Je crois que
personne ne la regrette. C’était une femme aigrie, suite à un divorce houleux, et elle faisait supporter
son amertume à tout son entourage, personnel et professionnel.
C’est triste, mais c’est la vie.
Quad Hannah s’en va, je me précipite dans le couloir en direction de la salle de bain. C’est ennuyeux
ce besoin d’uriner qui me vient de plus en plus souvent…
Je me lave les mains devant le lavabo quand je me plie en deux, poignardée par une vive douleur. Je
tiens mon ventre à deux mains, la bouche ouverte, en tentant de retrouver mon souffle.
— Bon sang !
En temps normal, je ne jure pas, Fifty déteste ça même si lui-même ne s’en prive pas. Là, ça m’a
échappé. Derrière moi, la porte s’ouvre, j’entends un cri.
— Ana, est-ce que ça va ?
C’est Claire Murphy, la réceptionniste. Au fil du temps, elle est devenue pour moi presque une amie,
même si je la vois peu en dehors des heures de bureau.
— Ana ? Insiste-t-elle, puisque je n’ai pas répondu. Est-ce que ça va ?
— Je ne sais pas trop.
— Venez, je vais vous raccompagner jusqu’à votre bureau.
La douleur a disparu mais je me sens faible, comme si j’allais m’évanouir.
— Que se passe-t-il ? crie Hannah en nous voyant arriver
Je comprends son affolement : je tiens à peine debout, Claire supporte l’essentiel de mon poids.
— Elle a failli tomber dans la salle de bain, elle avait les yeux révulsés.
Quoi ? Je crois qu’elle exagère un peu. Mais quand j’ouvre la bouche pour la contredire, je n’ai plus
de voix.
— Je préviens Mr Sawyer ! s’écrie Hannah, qui a déjà sorti son téléphone. Ana, voulez-vous que
j’appelle également Mr Grey ?
— Non !
Je sens qu’il est déjà trop tard. Luke arrive si vite qu’il arrache à moitié la porte de ses gonds. Je
trouve de plus en plus ridicule de les voir tous s’agiter en vain autour de moi.
— Mrs Grey ? Voulez-vous que je vous conduise à l’hôpital ?
— Non ! (Ma voix n’est qu’un souffle.) J’ai juste du mal à digérer, je…
Oh lala. Je connais le protocole de sécurité. Sawyer a prévenu Taylor, qui lui-même a dû alerter
Christian. D’ici quelques secondes…
Au même moment, j’entends sonner mon BlackBerry, Your Love Is King. Je fusille Sawyer du regard
tout en décrochant avec un soupir résigné.
— Coucou, Christian.
— Comment ça, coucou ? Tu es folle ou quoi ? Bon Dieu, Ana, qu’est-ce que tu as ? Est-ce que ça
va ? Tu veux que je vienne te chercher ? Ou ben tu préfères que Sawyer t’emmène directement à
l’hôpital ?
J’entends des bruits à l’autre bout du fil, en arrière-fond, un claquement de porte… Non, de portière.
Suivi d’un bruit de moteur. Il est déjà dans la voiture ?
— Où es-tu ?
— Bordel, ça n’a aucune importance ! hurle-t-il. Réponds-moi, merde !
Il est en colère ? Contre moi ? Zut, je n’ai rien fait du tout. Et avec la tension de ces derniers jours,
j’ai épuisé mon capital patience pour le trimestre à venir. Je fronce les sourcils.
— Ça suffit ! Tu ne me parles pas sur ce ton, compris ?
Je réalise alors que j’ai trois témoins à ma mauvaise humeur. Je lève sur eux des yeux gênés. Oh
pétard ! Ils se sont figés avec un bel ensemble, l’air horrifié, affolé, offusqué. Je manque de leur éclater
de rire au nez.
— Ana… grogne Christian, menaçant.
— Je ne suis pas en état de supporter d’une dispute, dis-je avec un sourire béat.
Les trois statues s’animent et affichent un air inquiet. Ils sont vraiment drôles à réagir comme ça.
Je… Oh, aïe ! J’ai encore mal… Je me mets à haleter.
— Ana ! Qu’est-ce que tu as ?
J’avais presque oublié que je serrais mon téléphone dans la main.
— Je me sens… bizarre.
Cinq minutes plus tard, la porte s’ouvre avec fracas. C’est Christian. Déjà ? Il a fait vite !
Il avance jusqu’à mon siège et tombe à genoux pour scruter mon visage. Pour moi, tout le monde
disparait, je ne vois plus que lui, si beau, si inquiet.
Une voix féminine – s’agit-il d’Hannah ou de Claire ? Aucune idée – lui répond en quelques mots
hachés. Taylor apparait derrière l’épaule de mon mari. Comment peuvent-ils tous entrer dans mon
bureau ? Les murs ne sont pas extensibles. Il n’y a plus beaucoup d’espace, je présume…
— Christian, je croyais que c’était les crevettes… que Petit Pois ne les aimait pas, mais ça ne passe
pas. Le Dr Greene m’a donné encore deux semaines, mais… (Un énorme sourire me vient au visage.)
Notre fils veut naître !
Christian devient vert. Il vacille. Taylor fait un pas en avant, sans doute pour le retenir au cas où…
Je me penche pour prendre le visage de mon mari entre mes deux paumes.
— Ça va aller, dis-je, doucement. Je te le promets.
Il se redresse et commence à aboyer des ordres :
— Ms Maury, prévenez le Dr Greene de notre arrivée imminente ; Sawyer, retournez à Broadview.
Mrs Jon… Mrs Taylor vous donnera le sac d’Ana et la valise du… hum, la valise des affaires du bébé.
Rejoignez-nous ensuite à l’hôpital.
Il se tourne vers Taylor :
— Nous y allons. Immédiatement.
— Chouette ! Je n’aurai pas à me tourner les pouces sans rien faire pendant quinze jours !
— Ana, arrête de faire le clown, ce n’est pas le moment. Tu peux marcher ? Tu veux que je te
porte ?
— Non ! Je vais marcher.
Pas question que tout le monde me voit quitter les lieux comme un bébé dans les bras de mon mari,
ma crédibilité en prendrait un sacré coup. Christian n’apprécie pas ma réponse, il fronce les sourcils et me toise de haut, avec une frustration qu’il ne cherche pas à cacher. Il soupire et me prend le bras. Si je
dois en juger par la fermeté de sa poigne, je n’ai pas intérêt à protester davantage.
Sans avoir eu le temps de dire au-revoir à personne, je me retrouve dans la voiture. Christian attache
ma ceinture et, avec un petit sourire, vérifie que la sangle est bien serrée.
— Tu ne bougeras pas, Mrs Grey. J’aime bien te voir ligotée comme ça.
Il se penche et m’embrasse, puis fait le tour pour s’installer à mes côtés. J’ai une autre contraction.
Sous le coup de la surprise, je pousse un cri, les mains plaquées sur le ventre. Christian fait un bond.
— Taylor, allez-y ! hurle-t-il avant même de claquer sa portière.
Heureusement, le Northwest Hospital & Medical Center, 1550 N 115th St, est relié au centre-ville
par l’I-5, une voie rapide, ce qui rend le trajet plus facile. Nous ne mettons qu’un quart d’heure à arriver.
Christian me tient la main tout du long, en marmonnant des mots sans suite où je crois reconnaître
« respire… »
Peu de temps après, je suis dans le cabinet du Dr Greene, ma gynécologue.
Le verdict tombe :
— Votre col est dilaté, Ana… Hmm, oui, cinq centimètres. L’accouchement a déjà commencé. Je
vais vous faire conduire en salle et veiller à ce qu’une chambre vous soit attribuée.
Je veux une suite, grogne Christian.
— Oui, Mr Grey, je sais, soupire le médecin, mais sans sa sècheresse habituelle en s’adressant à
Christian.
Elle se redresse et enlève ses gants.
— Mrs Grey, vous êtes toujours décidée à refuser une anesthésie ?
— Oui.
— Ana ! proteste Christian.
— Ne recommence pas !
Je ne veux pas que mon bébé naisse complétement drogué. À mon avis, un accouchement est l’acte
le plus naturel au monde. Même moi, qui suis plutôt douillette, je devrais être capable de supporter la
douleur durant quelques temps… ou quelques heures. Oh lala ! Je n’ai jamais été très portée sur la
douleur. Dire que j’ai épousé un dominant ! Au début, Christian voulait faire de moi sa soumise, me
frapper et me faire souffrir – aujourd’hui, regardez-le : la seule idée que j’ai mal le rend vert. Le destin
a un humour macabre. Malgré moi, je ricane nerveusement.
Le docteur me surveille avec attention.
— Mrs Grey, ça va ?
Une autre contraction me coupe le souffle. J’ai la triste sensation d’avoir tout oublié de mes cours
d’accouchement sans douleur. « Foutaises ! » Comme dirait Fifty. J’ai mal. Terriblement mal. Et rien
n’a encore véritablement commencé.
Une infirmière entre, en poussant un lit médical. Christian m’aide à m’y étendre.
— Mrs Grey, dit le Dr Greene, Nurse Straton restera avec vous. Je repasserai vous voir d’ici trois-
quarts d’heure, une heure, sauf urgence. Ne vous inquiétez pas. Vous êtes en de bonnes mains.
Je pousse un cri strident.
— Quoi ? S’affole Christian.
— J’ai oublié de prévenir mes parents, il faut que je…
— Du calme, baby, j’ai déjà donné des consignes à Taylor. Mes parents et les tiens ont été alertés.
Ana, s’il te plait, reste calme. Ne pense qu’au bébé, d’accord ? (Il fronce les sourcils et ajoute,
sarcastique :) J’ai même fait prévenir Kate, c’est te dire !
Je ressens pour lui une vague d’amour si forte que je m’en étouffe presque.
— Ana, écoute, je sais que tu ne veux pas d’anesthésie, mais une péridurale, c’est différent. J’ai
tout vérifié sur Internet, le bébé n’en est pas affecté et pour la mère, c’est bien plus facile.
— Christian, pour le moment, c’est très supportable. Je me sens juste… anxieuse, non, excitée à
l’idée que notre enfant va naître. Je croyais y être préparée après tous ces mois, mais je me sens si…
bizarre.
— À chaque contraction, ton visage se crispe. Je ne veux pas te voir souffrir, s’il te plaît, fais-le
pour moi.
— Attendons encore. Reste avec moi, Christian. C’est toi ma drogue. Tant que tu me tiens la main,
je me sens bien.
Je regarde autour de moi, je suis dans une salle toute blanche, avec des appareils un peu partout. Mes
jambes sont recouvertes d’un champ opératoire, j’ai une couverture chauffante sur le ventre. Seuls mes
pieds dans les étriers me rappellent pourquoi je me trouve ici, dans cette pièce.
Oh lala… Il faut que je pense à autre chose !
— Qu’est-ce que ma mère a dit en apprenant la nouvelle ?
— Elle et Bob Adams vont se mettre en route le plus tôt possible, je ne leur ai pas envoyé mon jet,
ça ira plus vite qu’ils prennent un vol commercial. Andrea s’est chargée de leurs réservations. (Christian
pose la main sur mon ventre.) Anastasia, s’il te plaît, ne te soucie de rien, ne pense qu’au bébé. Tu as
une tâche très précise à accomplir aujourd’hui : amener notre fils au monde sain et sauf.
Je le regarde avec amour. Il doit être paniqué, mais il se contrôle, il ne projette pas sur moi toutes ses
cinquante nuances de stress. Il est autoritaire, comme d’habitude, mais sans agressivité. En fait, je le
trouve étonnamment calme compte tenu de la situation. Comme je le lui ai demandé, il ne me lâche pas
la main. Avec un sourire, je me rappelle tout le chemin que nous avons déjà parcouru ensemble, main
dans la main. D’accord, Christian a très mal pris l’annonce de ma grossesse, mais j’ai compris sa
réaction, davantage due à la peur de me perdre qu’à un refus de notre enfant. Pour Fifty, l’amour est
encore une notion nouvelle, il s’y habitue au jour le jour et les progrès sont lents. Au cours des derniers
mois, il s’est montré envers moi étonnamment adorable : si attentif, si protecteur. Un peu trop parfois,
par exemple quand il a tenté de m’interdire de travailler. Et puis, il s’est donné à fond à la tâche de
décorer la nurserie, dans la Grande Maison. Nous avons acheté ensemble les affaires du bébé et préparé
sa valise pour la maternité. Je revois Christian dans ce magasin de jouets, choisissant parmi des dizaines
d’autres, un mobile avec des petites voitures colorées. J’en ai encore le cœur étreint d’émotion. « Quand
j’étais petit, j’adorais les voitures, » a-t-il murmuré avec un sourire timide. « J’imagine que mon fils
sera comme moi. »
J’ai toujours considéré que les hommes, même adultes, gardaient en eux le petit garçon qu’ils avaient
été. Christian aime toujours les voitures, il n’y a qu’à voir toutes celles qu’il possède. Et je me demande
bien pourquoi, vu qu’il n’utilise que le plus gros de ses 4x4 Audi ou bien, plus rarement, sa R8.
— À quoi penses-tu, baby ?
— À nos courses…
— Quelles courses ? Insiste-t-il, étonné.
— Celles que nous avons faites ensemble pour acheter les affaires du bébé.
Il affiche un grand sourire qui s’interrompt vite lorsqu’une nouvelle contraction me fait grimacer.
Christian se penche sur moi et me caresse le dos de la main avec son pouce, puis il me rappelle les
instructions néonatales pour respirer en cadence et me détendre.
Peu après, commence un défilé ininterrompu de visites. La première, c’est ma meilleure amie et
belle-sœur, Kate Kavanagh Grey.
— Ana, bon sang, ces derniers temps, tu fais tout à l’arrache ! S’exclame-t-elle en s’approchant de
mon lit. Tu es tombée amoureuse en quelques jours, tu t’es mariée en quelques semaines, et tu n’es
même pas fichue d’attendre jusqu’à la date annoncée pour la naissance.
— Je me rattrape après avoir été trop sage des années durant.
— On peut voir ça comme ça. Tu sais, je réfléchissais en conduisant jusqu’à l’hôpital. Tu vas nous
faire un Taureau et non pas un Gémeaux. C’est délibéré ? Parce que Grey préfère un signe plus viril pour
son fils ?
— Quoi… ? Oh ! Kate, depuis quand crois-tu à l’astrologie ? En plus, je n’ai rien décidé, c’est ton
neveu qui n’a pas eu la patience d’attendre encore deux semaines pour faire la connaissance de sa tante.
— Brave petit ! En tout cas, bravo, Steele, tu m’as l’air en forme. Je suis fière de toi. Tiens bon, les
heures à venir ne vont pas être faciles.
Non, sans blague ?
Ray, Elliot, Mia et Carrick viennent à leur tour m’apporter leurs félicitations et leur soutien. Papa ne
reste pas longtemps, il ne supporte pas me voir souffrir. Il m’annonce qu’il sera dans la salle d’attente,
puis il m’embrasse et s’enfuit presque. Grace s’attarde davantage, sa présence est comme un baume,
calme et rassurant. Je l’entends chuchoter quelques mots à Christian – sans doute pour le rassurer que
tout ira bien. Elle est médecin, elle est pédiatre, elle sait de quoi elle parle. Je pense qu’il a besoin d’elle
en ce moment.
Christian s’absente de temps en temps pour aller jusqu’à la salle de bain, mais sinon, il ne me quitte
pas.
***
La nuit a été difficile, de brèves périodes de sommeil entrecoupées de réveils en sursaut, soit à cause
des contractions, soit à cause du personnel médical. Je ne sais plus où j’en suis. Il y a maintenant treize
heures que ça dure. Encore un treize ? Je m’attarde un moment sur ce chiffre, en cherchant à discerner
s’il s’agit d’un bon augure – ou pas. Je ne vois plus personne, sauf Grace. Je ne sais pas où ils sont tous
passés au cours de la nuit. Peut-être les visites nocturnes sont-elles interdites ?
Je n’aurais jamais cru que ce soit aussi long. À sa dernière auscultation, le Dr Greene m’a annoncé
une dilatation de huit centimètres. Il faut que j’attende jusqu’à dix pour qu’elle intervienne. Je suis
fatiguée.
— Ana ?
J’ouvre les yeux en entendant cette voix. Justement, c’est elle, le Dr Greene. Avec ses cheveux blonds
bien coupés, sa blouse blanche amidonnée et son maquillage parfait, elle paraît sortir des pages d’un
magazine. Moi, je suis échevelée, rouge, bouffie, je n’ai pas dormi. Je dois avoir une mine épouvantable.
— Ana ? Répète-t-elle. Je sais que vous êtes lasse, je sais aussi que vous teniez à un accouchement
par voies basses…
— Quoi ?
La fatigue m’a ralenti l’esprit, je ne comprends rien à ce qu’elle raconte.
— Un accouchement naturel, m’explique-t-elle avec patience, mais je crains que ce soit désormais
impossible. Nous vous avons injecté au cours de la nuit de quoi accélérer le travail, ce n’est pas suffisant.
Le monitoring indique que le bébé commence à se fatiguer.
Mon esprit s’est bloqué dès qu’elle a parlé du bébé. Teddy ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Qu’est-
ce qui ne va pas ? Oh mon Dieu !
— Le bébé se fatigue ?
Je me tourne vers Christian, lui aussi paraît affolé. Je commence à trembler incoerciblement.
— Mrs Grey, du calme, intervient le Dr Greene. Vos contractions durent depuis quinze heures et
maintenant vous vous fatiguez. Malgré le Pitocin65, le travail ralentit. Le bébé est en détresse fœtale.
Nous allons devoir pratiquer une césarienne.
Cette fois, le Dr Greene est inflexible.
— Bordel, pas trop tôt ! Rugit Christian.
Le Dr Greene l’ignore.
— Christian, du calme, dis-je en lui pressant la main.
J’entends ma voix, basse et faible. Tout ce qui m’entoure me parait brouillé, les murs, les appareils,
des inconnus en vert, en tenues de bloc opératoire… Je n’ai plus qu’une envie : dormir. Mais avant, il
me semble que j’avais quelque chose d’important à faire … Ah oui. Pousser. Parce que je veux faire
naître mon fils toute seule.
— Mrs Grey… acceptez la césarienne.
— S’il te plaît, Ana, me supplie Christian.
— Ensuite, je pourrai dormir ?
— Oui, baby, oui.
C’est presque un sanglot. Et Christian m’embrasse sur le front.
— Je veux voir Petit Pois.
— Tu le verras.
Résignée, je cède dans un murmure :
— Alors, d’accord.
— Enfin ! marmonne le Dr Greene. Infirmière, appelez l’anesthésiste. Dr Miller, préparez la salle
4 pour une césarienne. Mrs Grey, nous allons vous emmener au bloc.
— L’emmener ?
— Au bloc ?
Christian et moi avons parlé en même temps.
— Oui. Et sans perdre une minute.
Et là, je réalise que je bouge, du moins, c’est mon lit qui avance – très vite. Les halogènes défilent et
forment au plafond une longue ligne blanche. Je suis comme un obus lancé dans le couloir.
Une conversation a lieu au-dessus de moi.
— Mr Grey, il faut que vous passiez une tenue stérile.
C’est le Dr Greene.
— Quoi ?
C’est Christian.
— Tout de suite, monsieur.
C’est une voix inconnue.
Une pression sur ma main – et puis plus rien. Christian ? Il est parti ?
— Christian !
C’est moi, plaintive et paniquée. Je ne reçois aucune réponse.
Nous sommes devant d’autres portes battantes ; derrière, c’est le bloc opératoire. En un rien de temps,
une infirmière place un champ opaque au niveau de ma poitrine. J’entends les portes qui s’ouvrent et se
referment, il y a foule dans la pièce. Et du bruit, trop de bruit… Je veux rentrer chez moi.
Je scrute les visages qui m’entourent à la recherche de mon mari.
— Christian ?
— Il va vous rejoindre d’ici peu, Mrs Grey.
L’instant d’après, il est à côté de moi, dans une tenue médicale bleue. Je lui prends la main.
— J’ai peur, dis-je tout bas.
— Non, baby, non. Je suis là, n’aie pas peur. Tu es forte, Ana.
Il m’embrasse sur le front. À sa voix, je sais que quelque chose ne va pas.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Quoi ?
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, baby. Tout va bien. Tu es juste épuisée.
Mais je lis sa terreur dans ses yeux incandescents.
— Mrs Grey, intervient le Dr Greene, qui porte un masque de chirurgien sur le bas du visage.
L’anesthésiste est arrivé. Il va vous poser une péridurale, ensuite, nous pourrons opérer.
— Elle a une autre contraction.
Qui parle ?
Autour de mon ventre, tous mes muscles se resserrent comme une bande d’acier. Oh pétard ! Je surfe
sur la vague tout en broyant la main de Christian dans mes doigts crispés. Voilà le plus usant – cette
douleur à endurer. Je suis si fatiguée. On me force à rouler sur le côté. « Ne bougez pas ! » Un pincement
dans le dos, entre deux vertèbres… Je sens un liquide se répandre en moi, anesthésiant la partie inférieure
de mon corps. Une fois de nouveau à plat, je me concentre sur le visage de Christian. En particulier sur
la ride profonde qu’il a entre ses sourcils. Il est tendu. Inquiet.
Pourquoi est-il si inquiet ?
— Que ressentez-vous, Mrs Grey ?
La voix désincarnée du Dr Greene me parvient de l’autre côté du champ.
— Concernant quoi ?
— Vous ne sentez rien ?
— Non.
— Bien. Dr Miller, allons-y.
— Tu t’en sors très bien, Ana.
Christian est blême. Il transpire, je vois la sueur lui perler sur son front. Il a peur. N’aie pas peur,
Christian. N’aie pas peur.
— Je t’aime, dis-je dans un souffle.
— Ah, Ana, répond-il avec un sanglot. Je t’aime aussi, tellement.
Je ressens une sensation étrange au niveau du ventre, un tiraillement – et j’évoque un poulet qu’on
vide, quand la main plonge à l’intérieur pour arracher les abats… Je n’ai jamais rien éprouvé de
semblable. Quand Christian jette un coup d’œil par-dessus le champ opératoire, il pâlit, mais il ne peut
détourner le regard. Il semble… fasciné.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Aspirez ! Bien…
Tout d’un coup, un cri de colère suraigu retentit.
— Vous avez un fils, Mrs Grey. Apgar66 ?
— Apgar à neuf.
— Parfait.
— Je peux le voir ? Dis-je, pantelante.
Christian disparaît une seconde et revient avec dans les bras mon fils, emmailloté de bleu. Je fixe,
éberluée, son petit visage rose foncé qui garde des traces de sang et d’une substance blanchâtre. Mon
bébé. Mon Petit Pois… Theodore Raymond Grey.
Je détourne les yeux vers Christian, il parait bouleversé.
— Voilà ton fils, Mrs Grey, souffle-t-il d’une voix enrouée.
— Notre fils… il est magnifique.
— C’est vrai.
Christian pose un baiser sur le front de notre beau petit garçon sous une grosse mèche de cheveux
sombres. Theodore Raymond Grey s’en fiche. Il a fermé les yeux, il a oublié sa grosse colère, il dort. Je
n’ai jamais rien vu de plus bouleversant de toute ma vie. Sous le coup de l’émotion, je me mets à pleurer.
— Merci, Ana, chuchote Christian.
Il a aussi les larmes aux yeux.
***
— Ana, ta mère est arrivée.
C’est la voix de Grace. J’ouvre les yeux, je n’avais même pas réalisé m’être endormie. Maman est
avec moi, dans la chambre – à dire la vérité, c’est plutôt une suite, chambre, salon et salle de bain, des
pièces claires et lumineuses, remplies de fleurs.
— Chérie !
Maman se rue vers moi, me prend dans ses bras et fond en larmes.
Je pleure aussi en la serrant contre moi. Par-dessus son épaule, je vois Christian lever les yeux au
ciel, mais il le fait avec un sourire.
Au bout d’un long moment, maman s’écarte enfin. Elle m’essuie gentiment les joues.
— Tu as été merveilleuse, mon chou, si courageuse, si forte. Je suis fière de toi. Et tu m’as donné
un superbe petit-fils…
Elle se tourne vers le berceau sur lequel Grace est penchée aussi. Je les regarde côte à côte, tête brune
et tête blonde. Les deux grands-mères de Teddy.
— Et Bob, maman, il va bien ? Le vol s’est bien passé ?
— Aucune idée. J’étais si nerveuse que j’ai pris mes pilules, j’ai dormi tout du long. Ton mari nous
avait mis en première classe, tu sais, nous étions très bien installés.
J’adresse à Christian un sourire reconnaissant. Il hausse les épaules.
— Où est Ray ?
— Dans la salle d’attente, baby, répond Christian. Il est déjà passé, mais tu dormais. Il reviendra
tout à l’heure. Les infirmières vont râler s’il y a trop de monde à ton chevet. (Il fronce les sourcils.) Ce
n’est sûrement pas bon pour Ted.
— Ton fils ne risque rien, chéri, intervient sa mère.
Il la fusille du regard. Oh ! Voilà Fifty qui sent tous ses instincts protecteurs se réveiller…
— Ana !
Je sursaute en entendant le cri étranglé de ma mère.
— Oui ? Quoi ? C’est le bébé ?
— Non, le bébé va très bien, mais qu’est-ce qui t’a pris de refuser une péridurale ? Tu es trop
entêtée, chérie, je ne vois pas l’intérêt de souffrir. Je me rappelle pour toi… (Elle frissonne avec une expression horrifiée.) J’ai enduré dix-sept heures de contractions, mais ce n’était pas par choix, je
t’assure. La péridurale n’existait pas… Moi, je ne savais pas. À dix-neuf ans, que connait-on à la
souffrance ?
Je sais ce qui va suivre, je voudrais arrêter maman, mais il est déjà trop tard.
— Ton père est venu te voir à la maternité. Il sentait le vent et l’automne. Il t’a prise dans ses bras.
Il était si fier de toi ! Il a dit que c’était le plus beau cadeau d’anniversaire du monde. Il avait eu vingt
ans le 1er septembre, mais nous n’avions pas eu l’occasion de le fêter ensemble…
Oui, papa était dans les Marines. Et le lendemain de ma naissance, il est mort au cours d’un accident
durant un entraînement. Je ne l’ai jamais connu. L’année suivante, j’avais quelques mois quand ma mère
a épousé Raymond Steele, mon père – mon véritable père. L’homme qui m’a élevée.
Bouleversée, Carla sanglote, Grace l’enlace. Je ferme les yeux, épuisée. Pauvre maman ! À dix-neuf
ans, elle s’est retrouvée seule dans une clinique, veuve, avec un nouveau-né à charge. J’ai toujours trouvé
qu’elle s’était remariée bien trop vite, mais j’ignorais tout du post-partum à l’époque. Et puis, Ray était
militaire lui aussi…
— Baby, ça va ? demande Christian.
— Ne me quitte pas ! Dis-je d’un ton pressant. Ne me quitte jamais.
— Mrs Grey, je n’en ai pas l’intention, je t’assure. (Il baisse la voix.) Nous vieillirons ensemble,
baby, il nous reste tant à découvrir. Tu m’as sur le dos pour de nombreuses décennies.
Une infirmière aux cheveux roux arrive peu après dans la chambre et déclare d’un ton jovial :
— Mrs Grey, c’est l’heure du bain de votre petit garçon, je vais l’emmener à la nurserie.
— Il n’en est pas question, répond Christian à mi-voix.
La jeune femme – d’après son badge, c’est Nurse Swift – le regarde avec des yeux effarés.
— C’est la procédure, Mr Grey. Il y aura aussi un examen médical, Le Dr Nicole, notre pédiatre,
attend l’enfant d’ici dix minutes.
— Il n’est pas question que mon fils quitte la chambre, tranche Christian.
— Christian…
Grace et moi avons parlé en même temps, mais comme je n’ai plus de force, je laisse ma belle-mère
gérer le problème.
— Chéri, reprend-elle, tu sembles déjà très protecteur envers cet enfant, c’est bien normal, mais je
t’assure qu’il ne risque rien dans l’enceinte de la maternité. Attends… (Elle lève la main pour
interrompre la protestation que Christian s’apprêtait à lui faire.) Je vais l’accompagner, d’accord ?
Demande aussi à un de tes agents de venir avec nous. Par sécurité.
Il me vient soudain à l’esprit que Teddy sera une cible pour les kidnappeurs du pays tout entier.
Christian serait prêt à payer une fortune pour récupérer notre fils en cas de… Oh Seigneur ! Mon bébé.
Les larmes me montent aux yeux. Encore ? Je ne suis plus étanche, ça devient très pénible.
Christian finit par céder. À contrecœur. D’après ce que j’entends de sa conversation houleuse avec
Grace, il aurait préféré que le Dr Nicole fasse sa visite dans ma chambre, mais pour le bain, c’est
impossible. Christian le sait depuis qu’il a acheté avec moi tout le matériel nécessaire : un nouveau-né
ne prend pas son bain dans une baignoire de taille adulte.
J’ouvre les yeux. Christian s’éloigne pour discuter avec Taylor, sans doute le seul homme qu’il juge
capable de veiller sur son fils. J’ignore quelles sont ses instructions pressantes, mais Taylor, très digne,
hoche la tête comme si de rien n’était.
Taylor est un homme solide et fiable. Je lui confie Teddy en toute confiance. À cause de moi, sa
charge de travail ne cesse de s’alourdir et j’en suis désolée. Sincèrement. Je lui adresse un petit sourire
d’excuse, je crois qu’il me répond par un clin d’œil.
***
J’ai encore dû m’endormir. En reprenant conscience, je regarde autour de moi, Christian somnole
dans un fauteuil, Teddy est revenu, il dort dans son berceau. Il porte une autre de ses grenouillères,
également bleue, mais celle-ci a un nounours brodé sur l’avant – un teddy bear, c’est bien adapté. Je me
penche pour regarder de plus près mon petit garçon, ses joues fraîchement lavées sont toutes roses, ses
petits poings crispés contre son bouton de bouche. Qu’il est adorable ! Je suis si heureuse de l’avoir, si
soulagée que cette épreuve se soit bien terminée. J’ai tout oublié de la souffrance endurée maintenant
que ce petit miracle m’a été donné à aimer.
Tout émue, je renifle un peu et Christian ouvre instantanément les yeux.
— Ana, qu’est-ce que tu as ?
— Rien. Je suis juste heureuse… Il est beau, tu ne crois pas ?
— Magnifique.
Mais c’est moi que Christian regarde. Ensuite, il jette un coup d’œil à sa montre et fait la grimace.
— Tu n’as pas dormi longtemps, baby. Tu sais, il y a foule pour toi dans la salle d’attente. Es-tu
prête à recevoir la famille ?
— Oui, bien sûr. Je m’étonne que tu aies pu retenir ma mère. Taylor a-t-il eu besoin pour ça de
sortir son arme ?
Christian n’apprécie pas ma pointe d’humour.
— Anastasia, ce n’est pas drôle ! Je ne veux pas que tu évoques une arme en présence de mon fils.
Les États-Unis devraient interdire purement et simplement leur vente libre, leur utilisation, et leur
possession. Tu connais mon point de vue sur la question.
Oh que oui ! Et à l’heure actuelle, je ne suis pas en état de supporter un nouveau sermon.
— Christian, s’il te plaît, je le connais… tout le monde connaît. Parle-moi plutôt de ces visites…
— Tu es sûre que ça ne va pas te fatiguer ?
— Non, je me sens mieux.
Il avance jusqu’à la porte et l’ouvre, et crie le nom de Taylor. Oh lala. Mais à quoi pense-t-il ? Nous
sommes dans une maternité, voyons, pas à GEH. De plus, je suis sûre que Taylor, comme à son habitude,
est posté dans le couloir. Pourquoi Christian a-t-il besoin de hurler ?
— Chut ! Dis-je dans un cri étouffé. Ne fais pas tant de bruit, tu vas réveiller Teddy.
Ce n’est pas le cas, le bébé dort, imperturbable. Après avoir travaillé dur pour faire son entrée au
monde, il récupère, sans se préoccuper des cris de son père. La nature fait bien les choses.
— Anastasia ? demande mon mari, d’une voix mesurée – et contrite. Qui veux-tu voir en premier ?
— Taylor.
Christian paraît surpris, mais il ouvre en grand la porte avec un signe de la main. Ce n’est pas la
première fois que je remarque l’ouïe exceptionnelle de Jason Taylor, je sais qu’il a entendu ma demande,
aussi faible que soit ma voix.
Taylor pénètre dans la chambre, mais à peine. Il reste à côté de la porte. Il paraît très mal à l’aise.
— Madame… marmonne-t-il. Auriez-vous besoin de quelque chose ?
— Oui, entrez, je voudrais vous présenter Theodore Raymond Grey, Teddy pour les intimes.
Taylor perd toute son impassibilité habituelle. Il m’adresse un grand sourire. Je sais combien ils sont
rares, mais moi, de sa part, j’en reçois souvent. Christian surveille le responsable de sa sécurité d’un œil
étréci. Je me demande bien pourquoi. Serait-il jaloux ?
— Toutes mes félicitations, Mrs Grey. À vous aussi, Mr Grey, ajoute Taylor, tourné vers Christian.
— C’est Ana qui a fait le gros du boulot, admet Christian d’un ton bourru.
— Effectivement, monsieur, mais je sais par expérience que l’épreuve est également difficile pour
le père… hum, émotionnellement parlant.
Christian le fixe, éberlué.
Moi, je comprends. D’un premier mariage, Taylor a une fille, Sophie, qui a presque huit ans. Je sais
qu’il regrette de ne pas la voir assez souvent. Je pense qu’il ne tenait pas tellement à faire venir une
enfant à l’Escala – qui devait être pour lui l’antre de Satan. Mais maintenant qu’il a épousé Gail et qu’il
vit avec elle dans un appartement privatif au-dessus de notre garage, sur le Sound, Sophie a une chambre
rien que pour elle. Depuis notre emménagement dans la grande maison, en début d’année, elle est venue
plusieurs fois. Avec ses cheveux blonds et ses joues rondes, elle ne ressemble pas beaucoup à Taylor,
elle a juste hérité de lui ses yeux couleur noisette, vifs et intelligents.
Quelques minutes plus tard, la chambre se remplit. Grace et ma mère se postent à mon chevet,
entremêlant félicitations et conseils concernant l’enfant ; derrière elles, je vois brièvement passer
Carrick, Bob, mais aussi Kate et Elliot, Ethan et Mia. Et mon père, bien sûr. Ray m’adresse un petit
signe de la main, sans approcher.
Kate se penche pour m’embrasser.
— Bravo, Steele, Theo est absolument adorable, je suis fière de toi.
— Non, pas Theo ! proteste Elliot. C’est déjà le nom de mon grand-père. Ana, tu comptes vraiment
appeler ce pauvre gosse, Theodore ? C’est démodé !
— Elliot, fous-nous la paix, grogne Christian.
Mia envoie un coup de poing vigoureux sur l’épaule de son frère aîné.
— Grosse brute ! C’est très joli, Theodore. Et Ana a assez souffert pour mériter d’appeler son fils
comme elle veut.
Je ris de les retrouver tous aussi en forme, j’aime les voir se chamailler. Les Grey forment une grande
famille, une tribu. Je me sens incluse dans ce cocon – après tout, je suis désormais la mère de l’un d’entre
eux.
— Dans ce cas, ce ne sera pas Theo, mais Teddy, dis-je, amusée.
— Pourquoi pas Ted ? Intervient Christian. C’est quand même moins ridicule que Teddy.
— Je trouve que Teddy convient très bien à un bébé.
C’est Kate qui vient de contre-attaquer. Comme de coutume, elle a choisi de s’opposer à Fifty. Ah,
ces deux-là ! Enterreront-ils un jour la hache de guerre ? Elliot lève les yeux au ciel. Je suis sûre qu’il
pense la même chose que moi.
— C’est bien le problème, Kate, jette Christian, sarcastique. Il ne restera pas éternellement un bébé.
Grace change avec tact le sujet de la conversation. J’ai souvent remarqué qu’elle intervenait entre
Kate et son fils cadet, comme s’ils étaient tous les deux des ados querelleurs.
— Ana chérie, je tiens à te dire combien père est enchanté que tu aies donné son nom à ton premier-
né. Il n’a cessé de me le répéter au téléphone, ce matin, quand je lui ai donné la bonne nouvelle. Tu sais,
il a toujours regretté qu’aucun de mes enfants n’ait gardé le nom de Trevelyan accolé à celui de Grey.
— C’est bien plus pratique d’avoir un nom que les gens retiennent, maman, dit Christian.
— Et puis, le temps qu’un client prononce Tre-ve-ly-an-Grey-Cons-truc-ti-on, le béton aurait le
temps de sécher sur place, se moque Elliot.
Grace lève les deux mains, en signe de reddition.
— Je sais, je sais, vous me l’avez expliqué cent fois. Mais père y revient régulièrement. Ce matin
encore…
Elle secoue la tête et se tourne vers moi :
— Mes parents passeront te voir demain, ma chère petite. Père est un peu fatigué aujourd’hui. Il
préfère être en forme avant de faire le déplacement.
Je cache mon soupir soulagé. Grand-mère Trevelyan est une vraie pipelette, capable d’énoncer à
haute voix les pires incongruités, par simple plaisir de choquer. Je préfère être reposée avant de
l’affronter.
— Je serais ravie de les revoir, Grace.
Demain est un autre jour…
Chacun à son tour, les membres de la famille et les amis se penchent sur le berceau, caressent le front
de Teddy, et le déclarent très réussi. Je trouve aussi.
Ray profite d’un moment de calme relatif – les autres sont au salon et bavardent devant un verre –,
pour s’approcher de moi.
— Annie chérie, bravo, mes félicitations. Je n’arrive pas à croire que tu sois déjà adulte, mariée,
maman… Tu sais, j’ai l’impression que c’était hier quand tu étais toi aussi un bébé de quelques mois…
le temps passe vite, si vite. Profite bien de ton enfant, il sera grand avant que tu le réalises.
— Tu comptes lui donner des frères et des sœurs ?
C’est ma mère, qui est revenue sans que je le remarque. Elle se tient de l’autre côté de mon lit.
— Carla ! proteste Ray. Laisse-lui le temps de se remettre, voyons.
— Ana a toujours regretté d’être enfant unique. Tu sais bien que toi et moi voulions lui donner un
petit frère ou une petite sœur, mais… (Une expression de regret passe sur son visage,) ça n’a pas marché.
Un silence pesant tombe entre mes parents, qui se regardent fixement et semblent avoir oublié ma
présence. Quels souvenirs évoquent-ils ? Je cherche à les faire revenir au présent :
— Hum… Christian et moi en avons déjà parlé, nous envisageons effectivement d’avoir plusieurs
enfants. (Suis-je capable d’endurer plusieurs césariennes ? Je ne sais pas…) En tout cas, au moins deux
ou trois…
— Vous aurez certainement la place de les loger. (Carla rit.) Votre maison est tellement grande !
Je ne comprends pas que vous ayez installé la nurserie juste à côté de votre chambre, pourquoi ne pas
engager une nourrice ?
— Parce que je veux m’occuper moi-même de mon enfant ou de mes enfants, maman.
— Et cette femme qui vit chez toi, Ana ? Comment s’appelle-t-elle… Gail.
— Gail Taylor est notre gouvernante et notre cuisinière, elle est tout à fait capable de s’occuper des
enfants pendant que je travaillerai, mais je veux que ce soit moi, le soir, qui leur donne un bain, qui les
fasse dîner, qui leur lise une histoire avant qu’ils se couchent.
— Non, ça, je m’en chargerai.
C’est Christian. Il parle une voix très douce, les yeux brûlants d’amour. Je lui souris avec affection.
Je l’imagine avec un petit garçon à son image sur les genoux, occupé à lire lui les histoires du Dr Seuss67
qui ont bercé mon enfance. J’en ai les larmes aux yeux.
Oh zut ! J’espère que cette émotivité anormale ne durera pas, c’est très embarrassant.
Une vague de fatigue me tombe dessus comme un mur de briques. Je retiens à grand-peine un
bâillement. Christian s’en aperçoit mais, avant qu’il ait le temps d’ouvrir la bouche, mon père intervient :
— Carla, Annie est fatiguée. Je pense qu’il est temps de la laisser se reposer.
Christian adresse à Ray un regard entendu, lourd de reconnaissance tacite. Il se charge sans doute de
faire passer le mot dans le salon : après un brouhaha d’adieux et d’embrassades, nous nous retrouvons
seuls, tous les trois.
Je m’endors, un sourire aux lèvres.
***
Le lendemain matin, Christian pénètre dans ma chambre avec un sac dont il sort des petits pains
briochés et du thé – du Twinings ! J’ai dû insister pour le renvoyer dormir à l’Escala cette nuit, il est
parti vers deux heures du matin. Il doit être à peine 7 heures et il est déjà là, rasé, changé, frais comme
un gardon. Et beau à tomber !
Il dépose ses offrandes sur ma table roulante.
— Du thé ! Dis-je comme s’il s’agissait de la plus onéreuse des bouteilles de champagne.
Saisie d’une arrière-pensée, je fronce les sourcils.
— Tu crois que j’y ai droit ? Même en allaitant ?
— Ana, tu trempes à peine ton sachet dans de l’eau chaude, je ne pense pas que deux atomes de
théine puissent avoir un effet nocif. D’après ce que j’ai lu, tu dois boire beaucoup, ça aidera ton lait à
monter.
Je croque déjà dans une brioche sans retenir un gémissement de plaisir gourmand. Un pur délice !
Un goût de beurre frais… Hmm, ça fond dans la bouche.
— Je n’arrive pas à croire qu’un hôpital de ce standing ne soit pas foutu de fournir un petit déjeuner
correct ! grogne Christian, très mécontent.
Pendant que je mange, il s’installe dans un fauteuil, à côté du berceau. Peu après, je l’entends
chuchoter à son fils :
— Hey, bonhomme, tu me reconnais ? Je suis ton père. D’après ce que j’ai compris, je suis chargé
de ton éducation. Si tu veux mon avis, on laissera maman gérer la plus grande partie du problème, mais
j’interviendrai fréquemment. Je serai toujours franc avec toi. Ta mère affirme que l’honnêteté est
indispensable en famille. Elle a raison. Ne lui dis pas que j’ai admis ça, sinon, je n’en entendrais plus
jamais la fin. D’accord ?
« Toi et moi, fils, nous aurons de temps à autre des discussions entre hommes… tu sais, de celles que
les femmes ne peuvent pas comprendre.
« Que te dire aujourd’hui ? Que je serai toujours là pour veiller sur toi, pour te donner à manger, pour
te protéger. Ta mère aussi, bien sûr. Ne t’inquiète de rien, tu es en sécurité. À propos de sécurité, il
faudra que tu t’habitues à avoir un agent à proximité. Pour le moment, bien sûr, ce n’est pas un problème,
mais dès que tu marcheras… Eh bien, nous en reparlerons à ce moment-là. Ne t’avise pas de faire comme
ta tante Mia et d’essayer d’échapper à ton équipe, je le prendrai très mal.
« Je ne sais pas si tu l’as déjà remarqué, mais tu as beaucoup de chance : tu as une mère merveilleuse.
Elle est belle, mais à l’intérieur, elle est encore meilleure, une pure lumière capable d’éclairer les
ténèbres les plus sombres. J’espère que tu ne connaîtras jamais ce que j’ai connu, mon fils, j’espère que
ta vie ne sera que bonheur et sérénité. Je ferai tout pour ça. Je tenterai d’être le meilleur père qui soit.
Bien sûr, ça ne marchera pas ; bien sûr, toi et moi nous nous engueulerons de temps à autre, mais nous
nous aimerons aussi. Et au final, il n’y a que ça qui compte.
« Un jour, tu te marieras. Ça viendra plus vite que tu ne le crois… d’ici trente ans environ. Et qu’est-
ce que c’est, trente ans, dans une vie ?
Cette fois, je n’y tiens plus, j’éclate de rire.
— Christian ! Nous n’en sommes pas encore à marier Teddy, voyons. Il vient juste de naître.
— Il n’est jamais trop tôt pour recevoir de bons conseils, Ana. D’ailleurs, quand j’essayerai de lui
tenir ce même discours une fois adolescent, il ne voudra pas m’écouter. Autant lui graver quelques
paroles sensées dans le cerveau le plus tôt possible.
Je ris tellement que je m’étouffe. Fifty, fifty, fifty !
— Où as-tu trouvé ses idées extraordinaires ? Ne me dis pas qu’elles te viennent de John Flynn, je
ne te croirais pas.
— Et pourquoi pas ? John a beau être un excellent psychiatre, il m’a dit lui-même que dans son
rôle de père, son expérience ne lui sert à rien. C’est bien pour ça qu’un médecin ne soigne pas sa propre
famille, il n’arrive pas à avoir le recul nécessaire pour les traiter de façon objective.
Je me souviens alors que John a deux garçons, tous deux adolescents. Il faudra que je demande à
Rhianne, sa femme, comment elle s’en sort.
— D’accord, d’accord. Mais si tu veux mon avis, Teddy n’a rien écouté du tout. Il s’est endormi
pendant ton discours.
— Il est déjà comme toi, Ana. Il n’écoute rien. Il n’écoutera jamais rien. J’avais déjà du mal avant,
je me demande comment je vais m’en sortir avec deux numéros de même acabit !
Houlà, terrain miné. Je ne veux pas que Christian recommence à stresser. Il ne le fait que trop. Il est
temps de changer de sujet.
— Sais-tu quand nous aurons le droit de rentrer à la maison ?
— Ana, pour un simple accouchement, ils gardent leurs parturientes trois ou quatre jours, mais toi,
tu as subi une césarienne. Il faut laisser à ton corps le temps de récupérer, tu ne seras pas libérée avant
une bonne semaine. Et rappelle-toi que tu dois te lever et marcher un peu tous les jours, pour ne pas
risquer une phlébite. As-tu bien reçu ta piqûre d’héparine ce matin ?
— Oui, juste avant que tu reviennes.
— Parfait. Ne brusque pas les choses, s’il te plaît, tu nous as fait très peur hier… Durant un moment,
j’ai cru… Maintenant, repose-toi. Récupère. Je vais engager une infirmière pour qu’elle vienne tous les
jours, durant tout le mois venir.
— Tout le mois ? Pourquoi ?
— As-tu écouté ce qu’a dit le Dr Greene ?
— Oui, je n’ai pas le droit de soulever quelque chose de plus lourd que mon bébé pendant un mois.
— Eh bien, cette infirmière viendra pour s’assurer que tu suives ces instructions, et aussi pour
t’aider concernant les premiers soins à donner à Ted.
— Et pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?
— C’est ce que je fais, il me semble.
— Non, tu me mets devant le fait accompli. Christian, je veux que nous discutions de tout ce que
tu décideras concernant notre fils. Je veux être partie prenante. C’est important pour moi.
Il s’assied sur le lit et m’embrasse sur le front.
— Je suis désolé, baby. Tu étais fatiguée hier, tu n’as pas arrêté de dormir. J’ai voulu faire avancer
les choses et t’éviter un souci.
— Je sais, je sais. D’accord.
— J’ai aussi demandé à tes parents et aux miens de ne pas passer la journée entière dans ta chambre
– comme hier. Et surtout, de ne pas revenir tous ensemble. Ce n’est pas sain pour Ted et pour toi, c’est
épuisant.
Une fois encore, je fronce les sourcils. Christian a raison, je sais, mais j’aurais aimé qu’il m’en parle
au préalable avant de tout décider de façon arbitraire. Les Grey et Ray vivent à proximité, mais ma mère
et Bob sont spécifiquement venus de Géorgie pour me voir, pour mieux connaître Teddy. Ils ne vont pas
rester bien longtemps. Je ne veux pas que ma prétendue fatigue les prive de leur premier petit enfant.
Parce que c’est ce que m’a dit Bob hier : « Ana, je n’ai pas d’autre enfant, je te considère comme ma
fille adoptive et Teddy est à mes yeux aussi bien mon petit-fils que celui de Carla. »
— Je n’ai pas trop compris pourquoi Ethan était là hier, dis-je, sans réfléchir.
— Parce que Mia ne se déplace jamais sans lui !
Christian ricane.
— Tu crois qu’ils vont se marier ?
— Sûrement pas de sitôt. Il n’a pas encore fini son master, il n’est donc pas prêt à établir un cabinet.
Il n’a pas les moyens d’entretenir une femme, encore moins une famille.
— Son père pourrait l’aider.
— Si tu veux mon avis, je crois que Keith Kavanagh aurait préféré voir son fils unique travailler
pour lui, à Kavanagh Medias. Le choix qu’a fait Ethan de devenir psychothérapeute est une forme de
rébellion contre son père. C’est un curieux garçon …
— Tu ne le connais pas !
— Si, nous avons un peu parlé l’année dernière à Aspen, quand nous avons été pécher ensemble.
Tu te souviens ? Elliot n’a pas voulu nous accompagner, parce qu’il était allé acheter une bague de
fiançailles pour Kate.
— Oh oui. Quelle soirée !
— Et quelle nuit, Mrs Grey !
— J’étais ivre, j’ai boxé un poids lourd sur la piste de danse et je me suis endormie dans la voiture
en revenant de boîte de nuit. Si je me rappelle bien, nous n’avons même pas fait l’amour ce soir-là.
Christian éclate de rire et m’embrasse gentiment.

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