Depuis ce matin, les emmerdes ne cessent de s’accumuler. Il y a des jours comme ça ! Déjà, Ted a
passé la nuit à pleurer, Ana et moi nous nous sommes levés je ne sais combien de fois. Ce matin, elle
avait les yeux cernés, le teint blême. Je lui ai demandé de rester à la maison, elle a refusé. Nous nous
sommes quittés en froid. J’hésite à lui envoyer un message, mais que dire ? D’ailleurs, il faudrait que
j’aie cinq minutes tranquilles, et pour le moment, ce n’est pas le cas. À GEH aussi, l’ambiance est à
l’orage.
Quand Taylor pénètre dans mon bureau, le visage rigide de tension, je sais immédiatement que ce
qu’il va me dire ne me plaira pas.
— Mr Grey… commence-t-il.
Je l’interromps :
— Ma femme ?
— Non, monsieur. C’est votre frère. Il a eu un accident. Son collaborateur, Mr Parker a tenté de
prévenir son épouse, mais sans réussir à la joindre.
Mr Parker ? Oui, c’est un collaborateur d’Elliot, Parker Junior, tout le monde l’appelle PJ.
Je crois que je pourrais apprendre pas mal de mauvaises nouvelles sans cligner de l’œil – à condition
qu’elles me concernent : ruine, cancer, des choses comme ça –, mais s’il s’agit des gens que j’aime, je
ne le supporte pas. J’imagine Elliot dans une voiture écrasée contre un arbre… J’ai ensuite l’esprit
mitraillé d’images de mon frère durant notre enfance : la première fois où je l’ai vu à l’hôpital, après la
mort de ma mère, lorsqu’il m’apportait ses jouets ; à l’école, lorsqu’il cherchait toujours à empêcher les
autres élèves de s’en prendre à moi ; et son sourire quand il m’a accueilli, après que j’ai laissé tomber
Harvard, quand il m’a proposé d’habiter chez lui parce que papa m’avait flanqué dehors pour tenter de
me faire changer d’avis… Tout ça ne dure qu’une seconde à peine, je n’ai pas le temps de m’interroger
sur ce qui s’est réellement passé, Taylor enchaîne :
— Mr Elliot Grey était sur un de ces chantiers quand cela s’est passé. Il est vivant, je n’en sais pas
plus. Les secours sont déjà arrivés, Mr Grey ne devrait pas tarder à être transporté en ambulance au
Northwest Hospital. Ils n’ont pas envoyé un hélicoptère, aussi je présume que sa vie n’est pas en danger.
Il a raison. Elliot va s’en sortir. Bien sûr. Bien sûr…
— Ma mère…
— J’ai posé la question, elle a été prévenue. Elle interviendra dès que l’ambulance arrivera.
Je me redresse et traverse mon bureau en autopilote. Je ne jette pas un regard aux personnes que je
croise dans ma course vers l’ascenseur. Derrière moi, j’entends Taylor demander à mon assistante,
Andrea, d’annuler tous mes rendez-vous pour la matinée et de charger Ros de gérer les urgences en
cours. Ouais, il y a un protocole pour ce genre de situation : quand le P-DG est indisponible.
Quelques minutes plus tard, assis sur la banquette arrière de mon 4x4, je regarde machinalement les
immeubles qui défilent derrière ma vitre fumée.
— Kate… Vous disiez que PJ n’avait pas pu la joindre. Où est-elle ?
— En principe au Seattle Times, monsieur.
— Vous avez le nom de la personne pour laquelle elle travaille ?
— Oui monsieur. Kristine Wilson.
Je sors mon BlackBerry pour appeler mon assistante :
— Andrea, trouvez-moi le numéro de Ms Wilson au Seattle Times…
— Je vous rappelle, Mr Grey ?
— Oui. Je veux ce numéro le plus vite possible.
Quelques minutes plus tard, j’ai en ligne une femme à la voix autoritaire, elle semble énervée. Je
devine qu’elle est protégée, en temps normal, par une armée de secrétaires et d’assistante. Comment
Andrea a-t-elle si vite obtenu sa ligne directe ? Soit c’est dans le dossier de Kate que Welch a constitué,
soit Andrea a demandé son aide à Barney. Peu importe…
Je me présente et j’exige de parler à Kate Grey le plus vite possible.
— C’est une urgence, Ms Wilson.
— Mr Grey, Kate est très occupée ce matin, elle est en réunion concernant la rédaction des sujets
à venir, c’est très important aussi je…
— Mon frère, son mari, est à l’hôpital, Ms Wilson. Je veux en prévenir ma belle-sœur.
J’imagine que ma voix indique à cette inconnue qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie, elle s’exécute
sans plus discuter. Elle revient en ligne quelques secondes plus tard :
— Je n’arrive pas à obtenir Kate au téléphone. Je vais me rendre dans son bureau. Voulez-vous que
je lui demande de vous rappeler ?
— Non, j’attends.
Je grince des dents. La patience n’a jamais été mon fort, mais je n’ai rien de mieux à faire de toute
façon, je suis coincé en voiture… Je suis interrompu dans mes ruminations moroses par la voix
sarcastique de Katherine Kavanagh Grey.
— Christian, que me vaut cet honneur ?
Ah, elle ne sait rien. Je suis presque désolé de devoir doucher son animosité habituelle. Je parle d’un
ton plus doux que d’ordinaire :
— Kate, Elliot a eu un accident. Parker a essayé de te contacter sur ton portable depuis une demi-
heure. Il m’a appelé car il ne pouvait pas te joindre.
J’entends un halètement douloureux. Je ferme les yeux, j’imagine ce que ressentirait Ana en recevant
un appel de ce genre. Merde, je n’ai même pas pensé à la prévenir !
— Est-ce qu’il va bien ? souffle Kate qui ne fait plus du tout la mariole.
Malheureusement, je n’en sais rien, je ne peux pas la rassurer. Je voulais simplement la prévenir,
certain qu’elle tiendra à se rendre au chevet son mari le plus vite possible.
— Kate, je n’ai pas de détails pour le moment. Il a été transporté à l’hôpital Northwest. Je suis sur
la route maintenant. Grace attend l’ambulance là-bas.
— OK, je pars maintenant. Merci Christian.
Elle raccroche sur ces mots. Je ne lui en veux pas. J’imagine qu’elle est déjà en train de se précipiter
pour quitter son bureau. J’appelle Ana à SIP. Elle répond à la première sonnerie.
— Oh, Christian, je suis désolée…
Elle est déjà au courant ? Comment cela se fait-il ?
— Ana, comment…
— Je n’aurais jamais dû me mettre en colère ce matin ! Et tu avais raison : après une mauvaise nuit,
j’avais besoin d’un petit déjeuner reconstituant avant de travailler. Heureusement, la matinée est calme,
parce que j’ai la migraine…
Je ferme les yeux, effondré. Je ne supporte pas l’idée qu’elle souffre, loin de moi, mais Taylor et moi
arrivons déjà au Northwest. Il me faut donner à Ana la triste nouvelle concernant Elliot.
— Baby, prends de l’Advil et un encas, ça fera passer ta migraine plus vite. Écoute, je t’appelais
pour te dire qu’Elliot a eu un accident, Taylor et moi arrivons à l’hôpital, ma mère y est déjà. Kate ne
va tarder à nous rejoindre…
— Oh mon Dieu ! Pauvre Kate ! Et pauvre Elliot ! Est-ce que c’est grave ? Que s’est-il passé ?
— Je n’ai aucun détail, c’est un accident de travail, sur un chantier…
— Tu veux que je vienne ?
— Pas pour le moment. Je te rappelle dès que j’en sais davantage.
— Très bien, Christian, je t’aime.
— Moi aussi. Et n’oublie pas de prendre de l’Advil !
En raccrochant, j’hésite à appeler Sawyer pour lui demander de surveiller que ma femme… Mais
Elliot a la priorité. Je laisse Taylor aller garer seul la voiture et je descends devant l’entrée principale
pour traverser le grand hall.
Je trouve Grace qui m’attend, elle me prend par le bras et m’embrasse, les yeux noyés de larmes.
Nous nous écartons un peu jusqu’à une salle d’attente, au fond du hall.
— Maman, que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il a ?
— Bonjour, chéri, ne t’inquiète pas, ce n’est pas trop grave. Il est tombé d’un toit et s’est cassé la
jambe. Il ne va pas tarder à passer en salle d’opération.
— Pourquoi ? La fracture est-elle mauvaise ? Il remarchera, maman… ?
— Mais oui, bien sûr, il se rétablira complètement après quelques semaines de rééducation. Par
contre, la fracture semble assez sévère, ils lui mettront certainement une plaque et quelques vis pour
consolider son os. De plus, il a aussi une énorme bosse sur le crâne, il est actuellement au service radio,
j’ai parlé avec l’interne de service : aucune fracture, juste une commotion.
Maman regarde autour d’elle et demande :
— Où est Kate ? Elliot ne cesse de la réclamer.
— Elle ne va pas tarder, je vais l’attendre devant l’entrée.
— Très bien, je remonte auprès d’Elliot. Retrouvez-moi au service radio.
— D’accord. À tout de suite.
Quand je retourne vers l’accueil, une blonde se tient devant le comptoir, de dos, les épaules voûtées.
Le nom qu’elle prononce attire mon attention.
— Elliot Grey ? grince-t-elle d’une voix plus hargneuse que d’ordinaire.
Kate n’a jamais compris qu’un brin d’amabilité ne fait pas de mal, mais j’entends les sanglots qu’elle
a du mal à retenir :
— Il a été conduit en ambulance. Je suis sa femme. Où est-il ?
Je m’approche d’elle et lui effleure une épaule. Elle se retourne, le regard sauvage : une vraie tigresse
prête à attaquer sa proie.
— Kate, il demande après toi. Viens, je vais te conduire à lui.
Elle ouvre la bouche, mais elle n’arrive pas à parler sous le coup de l’émotion. Je devine cependant
ce qu’elle veut me demander. Comment va Elliot ? Est-ce que c’est grave ?
— Ce n’est pas trop grave, mais il va avoir besoin de chirurgie. Maman est avec lui, elle va tout
t’expliquer.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? bredouille-t-elle.
Je lui transmets ce que ma mère vient de m’apprendre, les circonstances de l’accident d’Elliot, tout
en la conduisant dans l’ascenseur. Elle me suit comme un robot. Au second étage, je n’ai pas à me rendre
en radio parce que je vois ma mère à la porte d’une chambre, elle agite la main dans ma direction avant
d’y entrer. C’est donc là que je conduis Kate. Elliot est couché, dans un lit d’hôpital, une perfusion
plantée dans la saignée du bras, Kate se précipite à son chevet.
En voyant sa femme, mon frère bredouille des mots incohérents. Je fronce les sourcils, inquiet. Son
état de confusion semble indiquer un choc cérébral plus grave que Grace l’a laissé entendre. Kate doit
se demander la même chose, elle se tourne ma mère avec une grimace muette horrifiée.
Grace lui prend gentiment la main.
— Kate, c’est normal. Nous lui avons donné de la morphine, pour la douleur.
Je n’écoute pas la suite, même si quelques mots me parviennent : « en chirurgie… tout va bien se
passer… » Je regarde les mains jointes de ma mère et de ma belle-sœur, je crois que c’est la première
fois que ces deux femmes ont un geste aussi intime. En général, Grace et Kate gardent l’une envers
l’autre un certain formalisme, presque une froideur. Et c’est étrange que cela me frappe aujourd’hui…
Est-ce qu’elles s’entendent vraiment ?
Grace m’arrache à mes pensées lorsqu’elle s’adresse à directement à moi :
— Christian, peux-tu aller dans la salle d’attente et rassembler tout le monde. Nous irons ensemble
jusqu’au troisième étage.
— Oui, maman, bien sûr
Après un dernier regard en direction de Kate qui, penchée sur Elliot, lui embrasse le front en
chuchotant des mots sans suite, je sors de la chambre dans un état second. Taylor m’attend dans le
couloir.
— Ils sont tous dans la salle d’attente, Mr Grey. C’est par là.
Tous ? Je comprends qu’il n’a pas exagéré quand je pénètre dans la petite pièce à l’ambiance sinistre,
comme toutes les salles d’attente de ma connaissance. On dirait que les angoisses accumulées au cours
des années par toutes les familles anxieuses restent incrustées dans les murs. Machinalement, je serre
quelques mains – celles de mon père, d’Ethan et de PJ – et j’embrasse Mia en larmes. La porte s’ouvre,
je me retourne, c’est Ana. Elle est suivie par Sawyer, qui est resté dans le couloir, à discuter avec Taylor.
Bien sûr. La famille se regroupant cas d’urgence, j’aurais dû me douter qu’Ana ne resterait pas en
arrière.
— Oh, Christian, comment va-t-il ? bredouille-t-elle, en larmes.
Je la prends dans mes bras, je la berce, je lui chuchote ce que je sais : tout va bien, Elliot va s’en
sortir, même s’il ne sera pas content d’être immobilisé quelques semaines avec une jambe cassée et un
plâtre. Je ne parle pas de la commotion cérébrale de mon frère ni de son incohérence due à la morphine,
par crainte presque superstitieuse. Quand je libère Ana, elle embrasse le reste de la famille – et même
PJ, à ma grande surprise.vu le contexte, je n’exprime pas mon mécontentement devant cette familiarité
incongrue.
Enfin, Grace serre ma femme dans une étreinte maternelle en disant :
— Viens t’asseoir, ma chère petite, tu parais prête à t’écrouler.
Elle a raison : Ana a bien mauvaise mine. Je fronce les sourcils, je ne pense pas qu’Ana ait pris le
temps de suivre mon conseil concernant sa migraine. Je fais signe à Sawyer d’approcher.
— Oui, monsieur ?
— Veuillez aller chercher pour Mrs Grey une tasse de thé bien sucré, et aussi un muffin ou quelque
chose d’équivalent et de l’Advil.
J’imagine qu’on doit trouver des analgésiques dans un hôpital.
— Je m’en occupe tout de suite, monsieur.
— Sawyer, prenez aussi de quoi nourrir les autres.
Je suis dans le couloir, regardant s’éloigner l’agent de sécurité, quand Kate nous rejoint. PJ a lui aussi
quitté la salle d’attente, sans doute par discrétion. C’est vers lui que Kate se dirige, comptant sans doute
lui demander des détails concernant l’accident d’Elliot. C’est une bonne idée. Ce qu’il va dire
m’intéresse davantage que la conversation entre Carrick, Mia et Ethan, qui n’ont pas été témoins de ce
qui s’est passé. Mais alors, à ma grande surprise, je vois ma belle-sœur vaciller et s’écrouler comme une
masse. Évanouie.
Je n’ai pas le temps de la retenir, PJ est plus rapide que moi. Il l’empêche de se fracasser le crâne sur
le carrelage. Ana s’est relevée avec un cri d’effroi, elle arrive en courant :
— Kate ! hurle-t-elle.
— Chut, Ana, voyons, gronde Grace. Nous sommes dans un hôpital !
Ma mère se tourne vers PJ et demande à mi-voix :
— Monsieur, pourriez-vous étendre Kate sur ces sièges ?
Le problème des chaises de salle d’attente en particulier (et d’hôpital en général), c’est premièrement
quels sont inconfortables, deuxièmement qu’elles sont vissées sur un rail et qu’on ne peut les bouger.
Impossible d’allonger Kate ! Aussi Ana s’assied et demande à voir la tête de son amie sur les genoux ;
de son côté, ma mère veille à ce que les jambes de Kate soient surélevées.
— C’est sans doute un malaise vagal74 dû à l’émotion, déclare-t-elle.
— Quoi ?
— C’est dû à une activité excessive du système nerveux parasympathique ou à une baisse d'activité
du système sympathique, lorsqu’un ralentissement du rythme cardiaque associé à une chute de pression
artérielle, aboutit à une hypoperfusion cérébrale. Cette syncope ne va pas durer. Elle ne s’est pas heurté
la tête, elle devrait rapidement reprendre conscience.
— Kate, m’entends-tu ? demande Ana sans obtenir de réponse.
Je me proposerais bien pour assener à Kate une gifle, thérapeutique bien entendu, mais je m’en
abstiens. Ethan pourrait mal interpréter mon geste. Ana aussi. Inutile de créer un nouveau problème.
Quelques secondes après, Kate commence à bouger. Ma mère se penche sur elle et demande :
— Kate, tu t’es évanouie. Peux-tu me dire où es-tu ?
Personnellement, je trouve cette question grotesque, mais je n’exprime pas à haute voix mon opinion.
Ils sont tous concentrés sur l’état de ma belle-sœur, ce qui durant un bref moment allège leur inquiétude
concernant Elliot. Je m’approche de la fenêtre. Je revois cet hôpital à Portland, où Ana et moi avons
passé des jours épouvantables après l’accident de voiture de Ray Steele, je revois aussi ma longue veille
sinistre au chevet de ma femme après son agression, lors de l’enlèvement de Mia. Je ne supporte pas les
hôpitaux, je sens tout le poids du monde me peser sur les épaules, m’étouffer.
— À l’hôpital, répond Kate dans mon dos.
Je me retourne. Elle cherche à se rasseoir, ma mère l’en empêche :
— Vas-y doucement, Kate. As-tu mangé ce matin ?
Comme à point nommé, Sawyer revient avec un plateau, qui contient ce que je lui ai demandé, ainsi
que plusieurs canettes de soda, des mini-bouteilles d’eau et des barres de protéines. Je tends à Kate de
l’eau qu’elle accepte avec un vague sourire reconnaissant, je me tourne ensuite vers Ana et lui ordonne
de se sustenter. Pour une fois, elle obéit sans discuter. Dieu merci !
Les conversations reprennent maintenant que Kate a retrouvé ses esprits.
— Maman ! s’écrie Mia, très agitée. Combien de temps va durer l’opération d’Elliot ? Explique-
nous : que va-t-il se passer ? Que vont-ils lui faire ?
— Je ne suis pas chirurgien, mais une opération de ce genre dure en général plusieurs heures. Elliot
a une double fracture tibia-péroné. Il faudra donc consolider son os d’une tige métallique avec des vis
pour la maintenir en place.
— Combien de temps restera-t-il à l’hôpital ? chuchote Kate.
— Au moins quelques jours, en observation. C’est la procédure standard pour s’assurer qu’il n’y
aura pas de rejet ou d’infection.
Merde, plusieurs heures ? Et nous n’avons rien d’autre à faire qu’à attendre. Pour passer le temps, je
consulte mes mails sur mon BlackBerry, travailler m’empêche de me faire trop de souci. Régulièrement,
je demande à Ana si elle ne veut pas rentrer se reposer à la maison, mais elle refuse, sans m’accorder un
regard. Elle reste gluée aux côtés de Kate en lui offrant le soutien de son amitié. Bien sûr, je la
comprends, mais je me sens négligé. À l’heure du déjeuner, j’envoie Taylor nous chercher des
sandwiches et des boissons. Chacun se sert, sans faim, mais conscient qu’il est essentiel de maintenir
ses forces. Je mange ce que je tiens dans la main sans le moindre appétit, ce pourrait aussi bien être du
carton ou du plastique.
J’arpente la pièce pour me dégourdir les jambes. Mon père faisant pareil, nous organisons un vague
ballet pour ne pas nous heurter au centre. Les autres, assis ou debout, restent immobiles. De temps à
autre, Grace va aux nouvelles, mais à part : « il est toujours au bloc » et « ne vous inquiétez pas, tout va
bien », elle n’apporte rien de neuf.
Quand j’arrête enfin de tourner en rond, je m’appuie contre le mur, près de la fenêtre pour regarder
autour de moi. Par chance, nous sommes seuls dans cette salle d’attente. Peut-être Taylor a-t-il exigé
que nous ne soyons pas dérangés. Excellente initiative de sa part. Lui et Sawyer sont dans le couloir, en
sentinelles ; Ana est toujours assise ; à côté d’elle, Kate ressemble à une statue : les yeux vides, le teint
blême, elle respire à peine ; Mia est dans les bras d’Ethan qui la regarde d’un air inquiet. Ces deux-là
sont vraiment très proches ! Ethan est un homme discret qui, petit à petit, s’est incrusté dans notre vie
de façon plus intime qu’une simple relation par alliance… Il me paraît naturel qu’il soit là, avec nous,
pendant cette crise familiale.
Au moment où je me sens prêt à grimper aux murs, un homme en blouse bleu vert pénètre dans la
salle d’attente et derrière lui Taylor m’adresse un signe de tête : c’est le chirurgien ayant opéré Elliot.
Nous nous levons tous, comme pour écouter une sentence. Le mec a l’air fatigué, mais il arbore ce
sourire satisfait indiquant un travail bien fait.
— Mesdames, messieurs, tout s’est bien passé. Mr Elliot Grey est actuellement salle de réveil. Je
présume que vous êtes de sa famille ?
Kate a retrouvé sa voix, elle me coiffe au poteau pour répondre :
— Oui, je suis sa femme. Quand pourrai-je le voir ?
— D’ici environ vingt minutes, répond le chirurgien. Après, il sera transféré dans sa chambre.
Un brouhaha des conversations suit le départ du médecin. Quant à moi, je suis obligé de prendre un
appel urgent dans le couloir concernant un contrat que j’aurais dû signer en début d’après-midi. Ros
tient à revoir avec moi les points essentiels sur lesquels elle ne doit pas céder. Une Afro-américaine très
grande, très digne, dans une blouse d’infirmière me croise dans le couloir. Je la suis machinalement du
regard : elle parle quelques secondes à Taylor, avant de frapper à la porte, elle escorte ensuite Kate en
direction des portes battantes sur lesquelles un écriteau indique :
Accès réservé au personnel de l’hôpital
C’est très étrange. En raccrochant, je réalise tout à coup que ma meilleure ennemie, Kate Kavanagh
Grey, est désormais la personne la plus importante de la vie de mon frère. C’est elle qui a obtenu le droit
de le voir en premier. Après ce bref accès de jalousie, une grande satisfaction m’envahit : Elliot va s’en
sortir. Ce stupide accident ne sera vite qu’un mauvais souvenir.
Ana sort de la salle d’attente pour se jeter dans mes bras en pleurant.
— Christian ! J’ai eu tellement peur pour Elliot. Je suis si contente que tout se soit bien passé !
Elle tremble dans mes bras, si fragile, si vulnérable. Comment ai-je pu croire qu’elle n’avait pas
besoin de moi ? Je suis vraiment débile parfois.
— Baby, tu veux rentrer à la maison, maintenant ?
— Attendons encore un moment, s’il te plaît. Le temps d’embrasser Elliot. Je ne serai rassurée
qu’en voyant de mes yeux qu’il est dans son lit, bien vivant.
— D’accord.
Effectivement, une demi-heure plus tard, nous pénétrons tous les uns après les autres dans la chambre
où mon frère dort comme un bien heureux, un sourire aux lèvres. Kate affirme avoir échangé quelques
mots avec lui, avant qu’il prenne un repos bien mérité. Elle a les joues roses et du soleil plein les yeux.
Et c’est sa meilleure mine qui me réconforte. Elliot est bel et bien en voie de guérison. Et c’est heureux,
parce que lui voir cet énorme plâtre accroché à une poulie suspendue au pied de son lit est un spectacle
dont je me serais bien passé.
Nous revoilà tous dans le couloir.
— Combien de temps va durer sa rééducation, maman ? demande Mia.
— Deux mois au moins, chérie.
Quoi ? Deux mois ! Huit semaines ! Oh bon sang, Elliot va devenir fou !
— Je vois très mal Kate prendre deux mois d’arrêt pour jouer à Florence Nightingale75, déclare
Mia.
Bon sang, elle a raison ! La Walkyrie pousse à l’extrême son « devoir professionnel ». Le
journalisme, pfut ! Je me demande parfois si elle n’a pas fait exprès de choisir le pire métier qui existe
à mes yeux, rien que pour m’énerver.
Non, Grey, elle travaillait déjà au journal des étudiants, à WSU. C’est grâce à elle qu’Ana est venue
t’interviewer. Un petit rappel, mec, le monde ne tourne pas autour de ton nombril.
J’ai connu Ana « grâce » à Kate. Le sort a parfois d’étranges détours pour provoquer les rencontres
les plus inattendues
Pour en revenir au problème en cours : comment aider mon frère durant sa convalescence ? Mia se
pose probablement la même question, par ce qu’elle émet en riant une première suggestion :
— Kate est nulle en cuisine, je vais lui préparer des plats pour remplir son congélateur et son
frigidaire durant les deux mois à venir.
— C’est une bonne idée, chérie, dit ma mère, mais tu devrais montrer plus de tact quant aux talents
culinaires de la femme d’Elliot.
— Maman ! Je t’ai entendue dire à papa qu’Elliot devait avoir un excellent métabolisme pour
résister à la cuisine de sa femme.
Je ricane devant la fausse indignation de Mia. Elle est impayable ! Grace soupire et n’insiste pas.
Nous savons tous qu’Elliot n’a pas besoin que Kate se mette aux fourneaux : il est capable de se
débrouiller dans une cuisine. Et dans le cas contraire, ils ont les moyens d’engager une cuisinière. Je l’ai
bien fait. Je suis probablement encore pire que ma belle-sœur dans ce domaine.
Je profite qu’Ethan soit dans la chambre d’Elliot, Ana aux toilettes et Grace en aparté avec Carrick
pour chuchoter à l’oreille de Mia :
— Elliot sera bloqué au lit, sans même avoir droit aux activités… habituelles qu’il pratique
généralement dans sa chambre. En plus, il a une très grande maison ! Tu sais, tu devrais lui offrir une
clochette à l’ancienne, celle que les nantis d’autrefois utilisaient pour appeler leur personnel.
— Quelle idée ? s’étonne Mia. Elliot a un portable, il peut l’utiliser s’il veut quelque chose.
— Une sonnette c’est plus… intime, dis-je, avec conviction.
Je regrette franchement de ne pas avoir une caméra de surveillance pour voir la tête que ferait Kate
si Elliot la « sonnait » comme une domestique. Malheureusement, Mia ne paraît pas convaincue, elle
m’examine le regard étréci, je ne suis pas certain qu’elle suivra mes recommandations. Dommage. Je ne
peux pas me charger moi-même de cet achat : Kate devinerait immédiatement mes mauvaises intentions.
— Elliot n’acceptera jamais de rester deux mois sans rien faire ! grogne Mia.
Ana revient vers nous :
— Elliot pourrait peut-être séjourner dans un établissement de rééducation, comme papa, suggère-
t-elle.
— Je ne pense pas, chérie, répond ma mère. Ray vivait seul, c’est pourquoi l’hôpital était conseillé
dans son cas, mais Elliot préférera certainement passer sa convalescence chez lui. Avec sa femme pour
s’occuper de lui.
Il me semble que ma mère a ajouté cette dernière phrase d’un ton quelque peu revendicateur. Je ne
vois pas ce qu’elle peut reprocher à Kate : celle-ci s’est montrée une épouse parfaite depuis son arrivée
à l’hôpital. Il est évident qu’elle adore Elliot, alors pourquoi Grace est-elle si froide à son égard ? Et
comment est-il possible que je ne l’ai pas remarqué plus tôt ?
Je réfléchis aux semaines à venir… Kate et Elliot ont gardé à leur service l’agent de sécurité que
Welch leur avait fourni, à ma demande, au moment du sinistre épisode Jack Hyde. Muňerez est
quelqu’un de fiable. En plus, il est solide, il sera capable d’aider Elliot avec ses béquilles. Je vais voir
avec Taylor pour contacter Muňerez avec des instructions formelles : il ne faut pas que mon frère cherche
à retourner dans ses bureaux trop tôt.
C’est ce que je ferai à sa place, mais là n’est pas la question.
Ana et Mia se font des messes basses et pouffent de rire. Je fronce les sourcils. Que se passe-t-il ? Je
déteste ne pas savoir ce que pense ma femme, ce qu’elle fait, ce qu’elle dit. Je m’approche discrètement
pour tenter de surprendre leurs confidences :
— … le seul intérêt du rôle de Nightingale, c’est le costume… ricane Mia d’un air entendu.
Je revois l’Afro-américaine qui a conduit Kate en salle de réveil : blouse blanche, pantalon assorti en
coton, chaussures à semelles de crêpe. En quoi Mia trouve-t-elle ce costume « intéressant » ? Parfois, je
ne comprends vraiment pas les raisonnements de ma sœur. Et je suis encore plus stupéfait de voir Ana
éclater de rire en s’exclamant :
— Mia ! Tu devrais avoir honte !
Parfois, je ne comprends pas non plus le raisonnement de ma femme.
Grey, je te signale qu’Oscar Wilde disait déjà : les femmes sont faites pour être aimées, pas pour
être comprises.
Bienvenue au club !
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Livre 4
RandomQui domine les autres est fort. Qui se domine est puissant. * Être aimé donne de la force Aimer donne du courage Lao Tzeu FAMILLE Par FIFTY SHADES de GREY **** LIVRE IV