Phase 5 - Confrontation

3.8K 46 0
                                    


Ana
Le soir, le trajet jusqu’à la maison se passe en silence. Ni Christian ni moi ne prononçons un mot,
pas un seul. La tension entre nous est si forte qu’elle serait capable de soulever une montagne. Je croise
plusieurs fois le regard inquiète de Taylor dans le rétroviseur, mais je ne réussis pas à lui renvoyer un
sourire.
En arrivant à Broadview, Christian se comporte en gentleman – sa mère l’a vraiment bien dressé ! –
il me tient la portière le temps que je sorte, comme il l’a déjà fait tout à l’heure, devant SIP. Il m’attendait
à 17 h 30 précises. Je sens la rage brûlante qui émane de lui par vagues successives. J’ai tellement la
trouille que je n’arrive pas à le remercier, je marmonne quelques mots intelligibles, les yeux au sol. Je
réalise alors que quelque chose ne va pas du tout dans notre couple : j’ai peur de lui. Ce n’est pas normal.
J’essaie de trouver le courage de réagir, mais en vain, je suis trop anesthésiée.
Nous vivons une crise conjugale, d’accord, mais je suis certaine d’une chose : je refuse que mon
derrière en supporte les conséquences ce soir.
Dans la cuisine, Gail Taylor nous jette un coup d’œil et devine instantanément que ça ne va pas. Elle
dépose les plats du dîner sur le comptoir et disparaît, avec sa discrétion habituelle. Je le regrette presque.
Une tierce personne aurait pu s’avérer utile en cas de dispute majeure. Je n’ai pas faim. Pourtant, je ne
cherche pas à discuter. J’avale, bouchée après bouchée, un plat dont je ne savoure pas le goût. J’ai la
gorge serrée, la bouche sèche. Je sens les yeux de Christian peser sur moi, ou peut-être sur mon assiette ?
Oui, il doit surveiller ce que je mange. Comme d’habitude – comme toujours. Ce soir, ça me paraît
insupportable.
Il termine le premier. Ah, la colère ne lui coupe pas l’appétit ! Il attend que je termine sans montrer
d’impatience. Quand Gail revient débarrasser, Christian la remercie poliment. C’est agréable d’entendre
enfin sa voix, même s’il ne s’adresse pas à moi. Je le scrute du coin de l’œil, sans en avoir l’air. J’ai le
cœur qui bat et les paumes moites. Zut, j’ai toujours aussi peur.
Il regarde sa montre et me jette, sèchement :
— J’ai du travail qui ne peut pas attendre, Anastasia. Je te veux à 20 heures dans mon bureau. Nous
avons à parler.
Il se lève et disparait sans attendre ma réponse. Une chance pour moi, je ne suis pas certaine d’être
capable de parler.
Dès que nous sommes seules, Gail m’adresse un sourire et demande :
— Est-ce que je peux vous servir quelque chose, Ana ?
— Une tasse de thé, s’il vous plaît.
Je bois mon thé machinalement, appréciant sa chaleur. Pourtant, cette panacée réputée ne réussit pas
à dissiper le froid qui me paralyse. Il me faut faire un effort pour garder le dos droit, je n’ai qu’une envie,
c’est m’écrouler sur le comptoir, la tête dans les mains. Mais pleurer ne me servirait à rien. Je ferais
mieux de penser à une stratégie. Malheureusement, je n’y arrive pas ; j’ai l’esprit en déroute à l’idée de
la scène qui va se dérouler tout à l’heure dans le bureau de Christian. J’essaie de ranimer ma colère :
après tout, qu’ai-je fait de mal ? Mais c’est en vain. Je ne ressens que consternation et… une sorte de résignation amère. J’en ai assez ! Assez de toutes ces contraintes, ces restrictions, ces exigences
permanentes. D’accord, la femme d’un milliardaire n’a pas la liberté d’aller faire ses courses au coin de
la rue comme une petite étudiante anonyme de Montesano, mais Christian pousse le bouchon un peu
loin. Je me sens isolée dans ma – non, SA tour d’ivoire. Je n’ai pas revu Kate ou Mia depuis je ne sais
combien de temps ; je n’ai pas d’ami(e)s, je ne sors jamais prendre un verre avec Claire Murphy, la
réceptionniste de SIP qui, au début, s’était montrée si ouverte avec moi.
Je monte me changer dans ma chambre, j’enlève les vêtements que j’ai portés toute la journée pour
mettre à la place un jean et un tee-shirt à manches longues. Je passe ensuite à la nurserie, voir mon fils
est la meilleure façon de me changer les idées. Sauf que Teddy est le portrait de son père. Je me demande
ce qu’il deviendra en grandissant… sera-t-il aussi torturé que Christian ? Qu’y a-t-il de vrai dans cette
éternelle discussion l’inné et l’acquis ? J’embrasse mon bébé avec une sorte de frénésie, je ne veux pas
qu’un jour, il rende une femme malheureuse parce qu’il a peur de perdre son amour. Ce n’est pas sain.
Ce n’est pas normal.
Je donne à Teddy son bain et nous jouerons ensuite sur le tapis de la chambre. Il est incroyablement
intelligent pour un enfant de cet âge ! Je me régale de voir ses progrès.
Ce soir, c’est moi qui lui lis une histoire. Je choisis : Une règle est faite pour être enfreinte97, un livre
très controversé que Mia lui a offert et qui correspond bien à mon état d’esprit. C’est l’histoire de Wild
Child (enfant sauvage) une petite fille aux cheveux bleus, qui apprend à être elle-même et à ne pas
systématiquement suivre les règles.
Quelques conseils que donnent les auteurs :
• Pense par toi-même !
• Ne ressemble pas à tout le monde ! Sois toi ;
• Donne des choses gratuitement ;
• Fais ce que tu veux... ou ne fais rien, si tu préfères ;
• Peins des trucs sur la télé ;
• Quand quelqu’un dit : “Travaille !”, tu réponds : “Pourquoi ? ”
Je me régale mais Teddy s’endort avant la fin. Je quitte la chambre sur la pointe des pieds tout en
regardant ma montre, il n’est que 19 h 30. Encore une demi-heure à attendre. Je retourne dans ma
chambre pour me brosser les cheveux. J’ai toujours trouvé cette tâche ennuyeuse, mais ce soir, cette
routine me semble apaisante. Le frottement régulier des pics métalliques sur mon crâne apaise la sourde
migraine qui, depuis le déjeuner, s’est attardée à la base de ma nuque.
Il est enfin l’heure d’affronter la bête dans sa tanière. À cette évocation, une étincelle d’humour me
fait presque sourire, mais très vite, le poids de ce qui m’attend me retombe sur les épaules. Ça ne va pas
être agréable, loin de là.
J’inspire profondément. Allez, Ana, un peu de courage, pour une fois ! Je trouve la porte de Christian
fermée. Il l’a fait exprès, pour me forcer à frapper. Après une dernière hésitation, je me décide.
— Entre, répond Christian de l’autre côté de la porte.
Je pénètre dans la pièce, le cœur dans la gorge. Il est assis devant son bureau, les yeux fixés sur son
ordinateur. Il ne bouge pas. Ne sachant trop quoi faire, je m’assieds sur le siège, en face de lui. Toujours
aucune réponse. C’est la guerre du silence ? D’accord. Pour ne pas le regarder, j’examine tout autour de
moi. La vue sur le Sound est superbe d’ici, surtout à cette heure, lorsque le soleil teinte le ciel de lueurs
orange et pourpre.
Christian s’obstine à m’ignorer. Je m’ennuie déjà – je pourrais m’en aller, je sais qu’il me laisserait
faire, mais ce serait reculer pour mieux sauter. Autant me débarrasser dès maintenant cette épreuve. Oui,
tout de suite. Christian, dans le monde des affaires, a la réputation d’être un négociateur hors-pair, un
manipulateur capable d’exploiter la moindre faiblesse de son adversaire. Est-ce que je suis ce soir pour
lui ? Un adversaire à vaincre ? Sommes-nous en guerre ?
Je me frotte les bras, j’ai froid. Une sensation étrange s’aggrave en moi – je la sens depuis quelques
jours déjà… J’essaie de l’analyser, mais je n’y parviens pas. Christian et moi sommes à un croisement
très important de notre couple. Les années à venir dépendront des heures qui vont suivre, ou des jours
peut-être. C’est une perspective assez effrayante. Depuis que je connais Christian, je le laisse me diriger.
Quand il siffle, j’accours, langue pendante, queue battante, comme un toutou. Je ne porte ni laisse ni
collier, mais c’est tout comme. J’ai beau prétendre ne pas être sa soumise, mais quelle est ma liberté
d’action ? Aucune. Et je n’ai pas protesté. J’ai tout accepté. Est-ce pour ça qu’il m’a épousée ? Parce
qu’il savait que je serais à sa botte ? C’est assez désespérant.
A-t-il jamais tenu compte de ce que je voulais ? Non. J’ai demandé un travail indépendant où il
n’interviendrait pas. En vain. Il a racheté ma boîte, il me surveille, il gère ma carrière, il l’a même
programmée : je serai un jour P-DG et SIP renommé Grey Publishing. J’aimais bien le nom de SIP –
Seattle Independant Publishing. C’est sans doute le « indépendant » que Christian ne supporte pas…
J’ai voulu aussi garder mon nom de jeune fille. Ah ! Il a failli déclencher une guerre thermonucléaire.
Aux yeux de mon mari, je ne suis pas seulement Anastasia Grey, je suis surtout Mrs Christian Grey. Sa
propriété. Je comprends que ma meilleure amie – Kate Kavanagh Grey, ELLE, a réussi à garder son
nom pour travailler au Seattle Time ! – se montre si souvent exaspérée de ma passivité.
Mais d’un autre côté, si j’avais réagi plus tôt et si je m’étais rebellée, serais-je aujourd’hui mariée
avec Christian ? Aurais-je pu le réconcilier avec sa famille et lui faire accepter le concept d’être père ?
Et par-dessus tout, aurais-je pu le débarrasser définitivement de cette horrible sangsue, Elena la
sorcière ? Tout se paye dans la vie, j’imagine. Il est illusoire de désirer un mariage parfait, une vie et un
avenir tout en rose. Mais quand même… mes aspirations sont-elles si puériles et égoïstes ?
Il faudra que j’y réfléchisse à tête reposée, pour le moment, je n’ai pas intérêt à perdre de vue le
problème en cours. Je relève la tête pour fixer Christian. Il doit le sentir parce qu’enfin, il m’accorde son
attention.
— Alors ? Jette-t-il, sèchement.
— Alors, quoi ?
— Tu as vraiment cru que tu pourrais monter dans avion sans que je m’en aperçoive ? Sans que ton
agent de sécurité le sache ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas réfléchi. Ce matin, j’ai demandé à Hannah de prendre mon billet. J’en
avais envie, je l’ai fait. Sur une impulsion.
— Tu as pensé à annuler ?
Seigneur ! Qu’il est pénible !
— Non. Après notre discussion au téléphone, j’étais énervée et j’avais autre chose en tête que des
détails administratif.
— Dis-moi, si tu avais réussi à aller à New York, que ce serait-il passé à ton arrivée ? As-tu réservé
une chambre d’hôtel, demander un taxi, prévu ton emploi du temps ?
Je le regarde fixement – zut, je dois avoir l’air d’une chouette. Je réponds avec franchise :
— Non. Kate est déjà sur place, alors, je pensais… la rejoindre et la suivre. Je pensais qu’elle
s’occuperait de tout.
— Tu connais son planning ?
— Hum… Vaguement…
Je n’ai écouté que d’une oreille quand Kate m’en a parlé au téléphone. Je me souviens qu’elle doit
interviewer les couturiers et les célébrités attendues à ces défilés haut de gamme, uniquement celles
assises au premier rang, bien entendu.
— Dans quel hôtel serais-tu descendue ?
— Mais je n’en sais rien ! Le même que le sien…
Je secoue la tête, troublée. Je n’ai pas préparé ce voyage. Je n’en ai pas eu le temps.
— En clair, tu n’as accordé aucune pensée à ta sécurité.
— Christian, ça suffit. Je sais ce que tu vas dire…
Je ne veux pas l’entendre énumérer toutes mes erreurs l’une après l’autre. Au final, j’aurai l’air d’une
idiote incapable de décider par moi-même d’un déplacement de quelques jours à New York. Et plus il
parle, plus c’est l’image de moi que je perçois.
— Vraiment ? Insiste-t-il, sarcastique.
— Écoute, manifestement, je n’irai pas à New York. Tu as obtenu ce que tu voulais, pas vrai ? Tu
es vraiment obligé de t’en vanter ?
Il m’examine la tête penchée. Je n’arrive pas à déchiffrer son expression – et ça me fait peur. Je me
souviens de la fois où il est revenu à la hâte – de New York, justement ! – parce que je lui avais désobéi
en sortant boire avec Kate – encore elle ! – au Zig Zag Café. Encore aujourd’hui, j’estime que mon
absence à l’Escala a été salutaire puisque Jake Hyde a tenté de forcer notre porte ce soir-là pour me
kidnapper. Arrêté par un de nos agents de sécurité, il a été emmené en prison et le premier épisode de
cette sinistre histoire s’est arrêté là. Quand Christian est revenu, il était dans une rage folle contre moi.
Le genre de colère qui le fait trembler de l’intérieur et menace de faire céder son habituel self-control.
Au matin de l’intrusion, j’ai trouvé Christian au pied de mon lit en me réveillant. Il n’a pas voulu me
parler ni m’embrasser. Plus tard, il m’a avoué que c’était pour m’épargner la violence potentielle de sa
réaction. Le contrecoup de la terreur qu’il venait d’éprouver pour moi.
Ce soir, c’est la même chose. Je le comprends d’instinct. Dans élan de courage (ou de désespoir ou
d’inconscience ? je ne saurais en décider,) je décide de le provoquer.
— J’espère que tu n’as pas l’intention de me punir pour avoir tenté de m’évader, Christian. Je ne
te le permettrai pas.
— Tu crois ça ?
— J’en suis sûre.
— Tu considères donc avoir bien agi ? Tu n’éprouves aucun remords ?
— Je ne sais pas… Je ne sais plus… Tu m’embrouilles les idées. Ma décision a été irréfléchie,
impulsive, sans doute idiote, je te l’accorde – mais c’est à cause de toi ! Si tu m’avais accordé dès le
premier jour ce que je te demandais, nous aurions pu organiser mon déplacement avec Sawyer et un
autre agent. J’aurais su dans quel hôtel aller et quelles consignes suivre.
— Tu n’as jamais été foutue d’obéir une consigne, Anastasia !
— Justement ! Tu parles d’obéir parce que tes fichues consignes sont en vérité des ordres ! Et j’en
ai assez de devoir obéir. Je ne suis pas ta prisonnière.
Je termine en hurlant. Mon éclat résonne dans le silence de la pièce et renvoie des échos sonores qui
rebondissent d’un mur à l’autre – et dans mon crâne aussi. Ma migraine revient. Elle me martèle les
globes oculaires, les tempes, la nuque. Si fort que j’ai mal au cœur.
Au bout d’un long moment, Christian ouvre un tiroir de son bureau. Il en sort une grande enveloppe
blanche qu’il jette dans ma direction, à travers la surface du meuble.
— Ouvre.
J’obéis, les sourcils froncés. C’est un dossier de quelques feuillets. Il me faut un moment pour réaliser
ce que je regarde : l’organisation détaillée d’un séjour à New York pour Mr et Mrs Grey, de vendredi 6
septembre à mercredi 11. L’appartement qu’il possède à Manhattan a été aménagé pour nous recevoir,
j’ai une place de premier rang réservée aux défilés de mode les plus importants. Christian a des rendez-
vous d’affaires, mais avec des plages libres pour visiter la ville, les musées, les magasins…
Il avait prévu de m’emmener à New York ? J’en reste absolument éberluée.
— Je ne comprends pas…
— Je voulais te faire la surprise. Je voulais t’emmener moi-même à cette fashion week à laquelle
tu paraissais tenir. Bien sûr, je ne voulais pas non plus m’imposer durant tout ton séjour. Regarde, lundi
et mardi, tu seras avec Kate – j’ai vérifié ses propres disponibilités.
— Tu… Tu as…
Oh lala ! Il est rarissime que Christian puisse, avec un aussi court préavis, s’absenter durant quelques
jours. Lui aussi est « prisonnier » de son rôle de PDG de Grey House, de ses milliers de salariés, de ses
innombrables marchés en cours, de son travail. Il a des responsabilités qu’il prend très à cœur. Et
pourtant, il a bouleversé son emploi du temps… pour moi. Pour un caprice. Bien sûr, il l’a fait à sa
façon, contrôlée et organisée, mais quand même : il a fait un effort.
Pourquoi est-ce que je n’éprouve aucune satisfaction à cette constatation ?
Il me faut un moment pour discerner un début de réponse : parce que ces « surprises » sont en fait
d’autres façons de me manipuler. Il ne me demande pas mon avis, il tranche, il décide, et moi, je suis
censée suivre le mouvement – c’est-à-dire, obéir – avec reconnaissance. Quelque chose ne va pas dans
notre modus operandi.
— J’ai promis de t’offrir le monde, Anastasia, je ne compte pas me renier. Tu as refusé, le jour de
notre mariage, de faire vœu d’obéissance et je t’assure qu’en des moments comme aujourd’hui, je le
regrette amèrement. Dans la vie, baby, tout se mérite. Ton attitude de ces derniers jours a été
inadmissible. Si je suivais ma nature, je t’aurais déjà couchée sur mon bureau pour te tanner les fesses.
Malgré moi, je me tortille dans mon siège. Il parle d’une voix calme, mais la menace sous-jacente
est immanquable.
Il ouvre un autre de ses tiroirs et en tire un instrument que j’examine avec de grands yeux inquiets.
C’est une sorte de longue palette, avec un manche en bois et une autre partie, longue et allongée,
rectangulaire, en cuir épais. Qu’est-ce que c’est ?
Il paraît avoir entendu ma question muette.
— C’est une palette. Tu m’as demandé autrefois de me débarrasser de mes fouets et de mes triques,
je l’ai fait. Mais il me reste certains accessoires. Savamment manié, celui-ci… (Il désigne la palette,)
peut infliger une punition dont tu te souviendrais longtemps.
— Je ne veux pas !
Ma protestation a jailli, instinctive et violente. Je ne veux pas qu’il me frappe. Je refuse d’être punie
pour un acte de rébellion provoqué par son comportement borné et autoritaire.
— C’est bien le problème, baby. Tu ne veux pas, mais tu mérites une punition.
— Je ne suis pas ta soumise, je suis ta femme !
— Crois-moi, j’en suis conscient. Si tu étais ma soumise, nous ne serions pas en train de discuter.
Sa voix devient féroce :
— Tu hurlerais déjà !
Je frissonne en me recroquevillant dans mon siège. Christian, sciemment, me foudroie d’un regard
létal, puis il reprend, en articulant chaque mot avec soin :
— Tu n’es pas ma soumise – je vais te donner le choix. Tu seras punie, j’y tiens. C’est à toi de
choisir ta punition. Soit tu acceptes une raclée qui t’empêchera de t’asseoir jusqu’au jour où toi et moi
montrons dans le jet GEH pour nous rendre à New York, vendredi, soit…
Il marque une pause et me fixe durement. Très vite, je ne supporte plus la tentions qui me noue le
ventre. Je cède la première :
— Soit, quoi… ?
— Soit je partirai seul à New York vendredi. Toi, tu resteras ici, à réfléchir aux conséquences qu’il
y a à me défier.
J’ai la sensation que ma mâchoire vient de heurter le sol. Je reste bouche bée, stupéfaite, les yeux
écarquillés. Je n’arrive pas à y croire. Il a tout organisé pour ce séjour en tête-à-tête et maintenant, il
voudrait me laisser à Seattle ?
Non… Ce qu’il veut, c’est que je lui réclame une punition. Il veut me forcer à accepter « de mon
plein gré » d’être battue avec cet instrument épouvantable qui, de minute en minute, me paraît plus
odieux. Je baisse les yeux sur cette « palette ». Malgré moi, je revois la salle de jeu de l’Escala et
Christian levant une ceinture sur moi… les coups, la douleur, l’incompréhension, le choc… Je l’ai quitté
cette nuit-là, mais c’était déjà trop tard : j’ai encore plus souffert de son absence que de sa brutalité. Je
suis revenue, comme un papillon attiré par la femme. J’ai accepté – et apprécié – la « baise tordue »
comme il dit. Mes joues s’empourprent quand je me souviens d’avoir, pendant que j’attendais mon fils,
jouis sous le martinet, la cravache, la fessée. Mais la situation était différente. Il s’agissait d’un jeu
sexuel, un tantinet osé, d’accord, mais pratiqué librement entre deux adultes consentants.
Ce soir, ce n’est pas le cas. Christian tente de me dominer, il veut une capitulation. Il est un dominant
de nature. Il faudra que je reste toujours sur mes gardes : à la moindre faiblesse, il avancera ses pions.
Je dois rester ferme sinon je suis perdue.
De toute façon, son odieux chantage a gâché sa prétendue surprise. Je n’ai aucun mal à choisir : qu’il
aille à New York tout seul, si ça l’amuse, je serai très bien à Seattle. Pour une fois, je serai tranquille.
— Je n’irai pas à New York.
Ma voix a claqué. Je ne reconnais pas ma tonalité. J’ai une amertume dans la bouche, un sifflement
dans les oreilles. Je suis peut-être passée dans un monde parallèle. Où a disparu l’homme que j’aime ?
Qui est cet étranger ayant pris sa place ? Il a le visage de Christian, si beau et pur, mais ses yeux sont
durs et calculateurs. Où est le bonheur familial que je croyais avoir conquis de haute lutte en ayant
surmonté tant d’épreuves : Elena, le BDSM, Jake Hyde… ?
À ce qu’on dit : Rien n’est jamais est acquis dans la vie. Je réalise que c’est la triste vérité.
Christian n’a pas réagi. Il est toujours si figé, impassible. Si je devais me prononcer, je dirais qu’il
est surpris – mais il le cache bien. Il ne s’attendait pas à ce que je refuse de partir, surtout après mon
insistance fébrile des derniers jours.
Je décide de quitter la scène pendant que j’ai la main. Je me relève et demande d’un ton hautain :
— C’est tout ?
— Oui.
— Dans ce cas je vais me coucher. Bonne nuit.
— Bonne nuit, Anastasia.
Le dos très droit (mais les genoux tremblants,) je lui tourne le dos pour traverser la pièce. Je pose la
main sur la poignée de la porte en retenant ma respiration. Je réalise alors que j’attends une réaction de
sa part : peut-être des excuses, peut-être qu’il me prenne dans ses bras pour me dire que tout n’a été
qu’un horrible malentendu…
Il ne bouge pas. Avec un soupir résigné, je quitte son bureau et referme la porte très doucement
derrière moi. Le déclic du pêne qui s’enclenche est à peine audible, il retentit pourtant dans ma tête
comme un glas.
Quelque chose d’irrémédiable vient de se briser en moi.
***
Christian
À 17 h 30 pétantes, Ana sort de SIP, je descends pour lui tenir la portière. Elle monte dans la voiture
sans un mot et glisse de l’autre côté de la banquette, le plus loin possible de moi. Elle est toute raide
comme un lapin terrorisé. Taylor fronce les sourcils et lui jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Il ne
dit rien. Le trajet du centre-ville à Broadview se passe en silence. Il nous faut vingt minutes, malgré le
trafic en suivant la 3rd Ave NW sur une dizaine de kilomètres.
Taylor se gare juste devant la maison. Je sors le premier et attends Ana. Elle hésite à sortir comme si
je m’apprêtais à la dévorer vive. J’ai oublié de parler à John de cette terreur qu’Ana semble avoir de moi
depuis peu. Je ne le supporte pas. Je sens monter une bouffée de rage, je me contrôle par un effort de
volonté. Ana finit par se décider, elle passe devant moi, les yeux au sol, et marmonne un vague « merci »
en serrant les fesses.
Elle s’attend à une raclée, Grey. Avoue qu’elle a de quoi.

Livre 4Où les histoires vivent. Découvrez maintenant