Anniversaire de Kate

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Christian
Le lendemain matin, mon pilote atterrit de façon remarquable sur la piste de LF Wade, seul aéroport desservant le territoire britannique des Bermudes – c’est-à-dire quatre îles en plein Océan Atlantique. Nous sommes sur St David Island, reliée par un pont à la Grande Bermude, l’île principale où se trouve la capitale, Hamilton. Le Fairmont Southampton Hotel, où nous résiderons, est un peu plus loin, sur la côte Sud, à une quinzaine de kilomètres. Il est vrai que l’île, longue et étroite, ne fait que trois kilomètres de large. Il est 9 heures et quart, la température extérieure est de 23°.
Descendus de l’avion les premiers, Sawyer et Taylor s’occupent de décharger les bagages. Je les regarde faire sans en croire mes yeux. Ana et moi voyageons léger, un sac chacun, deux housses ; mes parents et les Kavanagh, père et fils, ont chacun une valise ; par contre, Mia et Diane semblent avoir emporté toute leur garde-robe – sinon celle de leurs voisins. Trois malles entières pour Mrs Kavanagh? Elle est folle ou quoi ? Je me souviens alors qu’elle a dessiné la robe de mariée de sa fille et les tenues des demoiselles d’honneur, Ana et Mia. Merde, je n’avais pas pensé à ça. Je comprends mieux qu’elle ait un tel supplément de bagages.
Durant la période de folie qui a précédé mon mariage, j’ai appris, bien malgré moi, quelques détails concernant l’organisation et la préparation de ce genre d’événements. En particulier, qu’il doit y avoir un « thème », des couleurs auxquelles les invités sont censés s’accorder. Kate a choisi les siennes : blanc et beige – Ana parle de « doré ». J’ai donc emporté un costume clair. J’aurais préféré du noir, mais c’est impossible, sous un tel climat. Ana n’a sans doute pas tort de prétendre que je fais du mauvais esprit.
Au fait, Ana… où est-elle ? Je regarde précipitamment autour de moi. Je me rassure en la trouvant avec ma mère. Exubérante et rieuse, Ana lève les bras au ciel et savoure la chaleur du soleil. En plein mois de février, le changement est notable après la température de Seattle. Ana a déjà enlevé son manteau et son cardigan de cachemire, elle a les bras nus. J’espère qu’elle ne va pas attraper de coup de soleil. Ne devrait-elle pas mettre de l’écran total ?
Grey, arrête de déconner, elle ne passera que cinq minutes sur le tarmac.
Comme je le savais déjà d’après le dossier que Taylor m’a remis, plusieurs minivans ont été réservés pour nous emmener jusqu’à l’hôtel. Je monte dans le premier, avec ma femme, ma mère et Taylor. Je vois mon père et Mia s’engouffrer dans le suivant, accompagnés de Sawyer. Je ne cherche pas à savoir comment s’arrangent les trois Kavanagh, mais tous les bagages sont entassés dans le quatrième et dernier véhicule. C’est une véritable caravane qui se met en route. Stephan, son commandant de bord en second et l’hôtesse, nous regardent partir, alignés à côté de l’escalier métallique. Ils profiteront de quelques jours de repos dans un autre hôtel sur la grande île, le Pink Beach Club. Quant au jet GEH, il restera sur place jusqu’à notre retour à Seattle.
Après une demi-heure de trajet, nous arrivons à l’hôtel. Le personnel se montre accueillant, efficace et empressé. Mia n’arrête pas de parler, de commenter, de s’exclamer. Je trouve son enthousiasme un peu saoulant. Kate et Elliot (suivis par Muñerez) sont également là, à nous attendre, tout sourires, déjà hâlés, vêtus couleur locale et sentant le frangipanier. Une chance qu’ils n’aient pas prévu d’accueil à la tahitienne, avec des colliers de fleurs vives. Je trouve mon frère heureux et détendu ; sa fiancée au contraire me paraît agitée et nerveuse. Je présume qu’elle a beaucoup à faire pour régler les derniers détails de la cérémonie. Je me souviens de l’état dans lequel étaient ma mère et Ana, juste avant notre mariage, aussi je ne fais aucune réflexion. D’ailleurs, je tiens à ce que ma femme monte se reposer le plus vite possible dans notre suite. Je me demande si le voyage ne l’a pas fatiguée. Quand je lui pose la question, elle prétend que non. Je n’en tiens pas compte.
Nous nous donnons rendez-vous à 11 h 45, au restaurant de la plage.
Je dois le reconnaître, l’hôtel est parfait avec ses installations ultramodernes, dont terrain de golf – sur lequel je ne compte pas mettre le pied ! – club de tennis, spa et centre de plongée et de sports nautiques. Il y a également plusieurs restaurants, huit d’après la brochure, qui offrent tous les choix possibles depuis le repas gastronomique jusqu’aux en-cas au bord de la piscine ou sur la plage. Notre suite au dernier étage est immense, avec un balcon et une vue dégagée sur la mer…
***
Au déjeuner, l’ambiance est un peu surfaite. Mia continue à parler, sans discontinuer, bien que mes parents cherchent de temps à autre à la calmer ; Ethan la regarde d’un air attendri. Les parents Kavanagh ne disent pas un mot ; ils contemplent leur fille, manifestement émus à l’idée de son mariage imminent. À ce sujet, Mia pose des tas de questions concernant la cérémonie et Kate cherche à garder le secret. Je retiens un ricanement. Que dirait la Walkyrie si elle apprenait mon piratage informatique ? J’ai presque envie de lui en parler, juste pour voir sa réaction. Je ne risque pas grand-chose, elle n’est pas armée, contrairement à mes deux agents de sécurité. Je m’en abstiens, je ne pense pas qu’Ana apprécierait.
Le menu est délicieux : poisson grillé aux agrumes et salade de fruits tropicaux. Je suis ravi de voir Ana dévorer le contenu de son assiette.
— Il est bien tôt pour manger, fait remarquer ma mère en s’éventant.
— Vous avez certainement eu droit à un « p’tit déj’ » à bord de Air Grey One ! Lance Kate hilare.
Tout le monde éclate de rire – même Ana. Quant à moi, je ne vois rien de drôle à cette réflexion déplacée. Je fais les gros yeux à ma femme, elle me tire la langue. Nouvelle hilarité. J’abandonne.
Je me tourne vers Grace :
— Nous devons partir à la pêche, maman. Sous les tropiques, Le soleil se couche vers 18 heures environ. Nous n’avons pas de temps à perdre.
J’ai déjà convaincu mon père, mon frère, et les deux Kavanagh de m’accompagner. Aucun d’eux ne paraît regretter d’abandonner femme, fille ou compagne.
Tu es dans le même cas, Grey.
Taylor et Muňerez viendront avec nous en bateau, Sawyer restera à l’hôtel pour veiller sur ma femme, ma mère et ma sœur. S’il n’est pas ravi de cette mission, il ne le montre pas.
J’adresse un signe à Taylor, pour lui demander :
— Taylor, vous avez pu nous obtenir pour cet après-midi un bateau équipé pour la pêche ? — Oui, monsieur.
— Nous serons entre filles ! s’exclame Mia en tapant des mains. Et nous irons au spa ! C’est une idée géniale, Kate ! Le bronzage prend bien mieux après un nettoyage de la peau.
Je fronce les sourcils, détestant l’idée qu’Ana s’expose en bikini. D’ailleurs, j’aime sa peau pâle, lumineuse et nacrée comme une perle. Le bronzage, c’est banal. J’espère qu’elle n’aura pas le temps de cuire en quelques heures, durant mon absence. Finalement, je ne suis pas mécontent qu’elle suive les autres en balnéothérapie.
— D’après la brochure de l’hôtel que j’ai lue dans ma chambre, le Willow Stream Spa est très bien équipé, Kate, déclare gentiment ma mère à Kate. Ce sera très agréable et reposant, merci beaucoup de ton idée, Kate. Et nos chambres sont superbes, Elliot et toi les avez parfaitement choisies.
À la fin du repas, Ana se lève et contourne la table. La voyant s’approcher de Kate, je tends l’oreille pour surprendre leur conversation.
— Allons faire un tour rapide sur la plage, propose ma femme à mi-voix.
— Ana, je suis juste préoccupée par tous ces préparatifs, répond Kate. Cela doit être le stress…
Ana finit par avoir gain de cause ; elle prend Kate par la main et les deux femmes s’éloignent. D’un signe de tête, j’ordonne à Sawyer de les suivre.
— Alors, qu’est-ce qui est prévu pour cet après-midi ? Demande mon père.
— Personnellement, je n’étais pas tenté par un nettoyage de la peau, dis-je, pince-sans-rire, alors j’ai pensé que nous pourrions partir en bateau. Ils ont de bons sites de pêche au gros, mais nous n’aurons pas le temps d’aller au large. Nous sommes attendus sur le ponton à 13 heures.
— Taylor me dit que tu as loué des jets-skis, Christian ? s’exclame Elliot. On fait d’abord la course ?
— Je ne veux pas t’humilier la veille de ton mariage.
Elliot ricane et se met à faire le clown en se tapant la poitrine comme un gorille combattif. Pitoyable !
— Je fais de la moto, annonce Ethan. Je me défends aussi sur un scooter des mers. Je prendrai le vainqueur de vous deux.
Mia lui jette un regard admiratif. Elliot pousse le cri de Tarzan et balance à son futur beau-frère une vigoureuse bourrade dans le dos. Ethan manque cracher ses poumons, mais il se marre. Étrange réaction.
Mon père secoue la tête :
— Moi, je ne tiens pas à me casser le cou sur ces engins bruyants, je laisse ça aux jeunes. Et vous, Keith ?
Le père de Kate et le mien se sont souvent opposés au tribunal : un grand magnat de la presse et un avocat du droit des médias sont peu faits pour s’entendre. Malgré tout, leurs enfants respectifs prévoyant de se marier, les deux hommes se sont rencontrés plusieurs fois au cours des derniers mois. D’après ce que je constate, ils ont trouvé un terrain d’entente. Tant mieux.
Ma mère pose la main sur mon avant-bras.
— Christian, mon chéri, chuchote-t-elle, as-tu réfléchi à la proposition d’Elliot ? Mia m’en a parlé dans l’avion… (Elle a un sourire ému.) Ce serait tellement merveilleux que vous jouiez tous les trois pour ce mariage. Fais-le, s’il te plaît.
— Maman, voyons… Je ne sais même pas quel instrument Elliot a prévu. (Je fronce les sourcils.) Si c’est un vieux piano désaccordé, je ne tiens pas à y toucher.
— C’est un Boston, frangin, coupe Elliot sans cacher qu’il nous écoutait en douce.
Je connais ce modèle, le fruit d’une coopération entre Steinway et Kawai52. En clair, la technique Steinway et la fabrication Kawai, le but recherché étant la commercialisation d’un instrument correct à prix réduit. Un Boston, vraiment ? Voilà qui est inattendu !
Une voix perchée s’élève par-dessus le brouhaha des conversations particulières. C’est Diane.
— J’ai déballé toutes les tenues que j’ai apportées, annonce-t-elle à la cantonade – et aux tables voisines. N’oubliez pas de venir les récupérer ce soir après la thalasso.
— Génial ! crie Mia.
Combien de fois ma sœur a-t-elle employé ce mot aujourd’hui ? Ana le fait aussi, Grey.
Ouaip. C’est contagieux. Génial !
Mia n’a jamais appris à s’exprimer d’une voix feutrée. À mon avis, son cas est désormais sans espoir. Elle hurlera jusqu’au jour de sa mort.
Je ne vois plus Ana et Kate sur la plage. Sawyer a également disparu. Je me tourne vers Taylor : — Où est Mrs Grey ?
— Elle est remontée dans sa chambre, monsieur. Pour se reposer peut-être… Serait-elle fatiguée ? — Pourquoi ? Un problème ?
— Non, monsieur. Mrs Grey est toujours avec Miss Kavanagh.
Ah, elles doivent papoter concernant le mariage. Je sais déjà tout, mais Ana n’est pas au courant de ma petite… indiscrétion. Et puis, avant de descendre, j’ai remarqué un cadeau posé sur la commode de notre chambre, sans doute destiné à Kate. Son anniversaire est le 13 février, c’est-à-dire aujourd’hui. Quand Ana a-t-elle eu le temps de faire cet achat ? La question me turlupine, mais je n’ai pas le temps de m’y attarder parce que mon père et Ethan entament une discussion sur les meilleurs rapalas53 à utiliser en eaux tropicales. Ça m’intéresse même si je préfère la pêche à la ligne. Je prête l’oreille.
— Il est temps de partir, déclare mon père en se levant.
Je regarde ma montre : il a raison. Il est déjà 13 heures. Je téléphone à Ana pour lui dire au revoir. — Baby, tu es toujours dans la chambre ?
— Oui, je suis avec Kate. Nous n’allons pas tarder à descendre, nous avons rendez-vous au spa avec Grace, Diane et Mia.
— N’oublie pas ta promesse, baby : pas de jacuzzi, pas de bain bouillonnant, pas de folie. — Oui, monsieur, chuchote-t-elle. Et toi, que fais-tu ?
— Le bateau est là, nous allons partir. Nous ferons d’abord quelques tours en jet-ski, Elliot et Ethan veulent faire la course. Ensuite, nous irons à la pêche.
— Christian, s’il te plaît, soyez prudents tous les trois. Nous avons besoin de vous tous en un seul morceau ce soir.
— Ne t’inquiète pas, Ana. J’ai l’habitude de ces engins-là.
— Rappelle-toi ce que nous avons fait après notre dernière virée en jet-ski !
Oh, je m’en souviens très bien… C’était durant notre voyage de noces. Comment l’oublier ? Je raccroche avec le sourire.
Ana
***
Depuis ma descente d’avion, je n’arrive pas à croire que quelques heures de vol puissent vous conduire dans une autre dimension. J’ai oublié la grisaille de Seattle. Ici, aux Bermudes, tout n’est que soleil, mer bleue, sable blanc et palmiers. Une vraie carte postale ! Mais réelle, parce que je sens la chaleur du soleil sur ma peau, le vent qui me souffle de l’air tiède et iodé sur les joues… je suis tellement contente que j’en pétille. Je comprends l’enthousiasme de Mia qui s’agite comme un oiseau de paradis, pépiant et batifolant à toute vitesse.
À dire vrai, tout le monde – ou presque – paraît enchanté d’être là. Les visages sont souriants, les voix vives et animées. Avec deux exceptions : d’abord Fifty, mon mari chéri bien trop protecteur, qui veille sur moi comme une mère poule. À peine arrivé à l’hôtel, il veut que je m’allonge, que je pose les pieds en l’air sur un coussin, que je me mette de la crème solaire, que je boive de l’eau pour compenser la déshydratation due à la pressurisation de la cabine du jet… bref, si je suivais ses consignes, je n’en finirais plus. Je le rassure de mon mieux, mais c’est difficile, il n’écoute rien de ce que je lui dis ! Je lui pardonne parce qu’il a accepté que je vienne et, jusqu’au dernier moment, je n’y croyais pas.
La seconde exception, c’est Kate – et ça ne lui ressemble pas. Elle est toujours si décidée, optimiste, impatiente de croquer la vie à pleines dents…
Je me pose des questions à son sujet durant tout le repas que nous prenons, Grey et Kavanagh ensemble, sur la plage. Ambiance décontractée et plats locaux – délicieux d’ailleurs. Je me régale, le petit déjeuner servi dans le jet de Christian est déjà loin et toute cette agitation m’a creusé l’appétit.
En face de moi, Kate pinaille dans son assiette – heureusement que Christian ne lui prête aucune attention, sinon, il ne serait pas content. Mais moi, je m’inquiète. Qu’est-ce qu’elle a ? Est-ce le stress de la future mariée ? Je ne me rappelle pas avoir éprouvé ce sentiment si souvent évoqué dans les magazines… Non, je n’avais qu’une envie : voir la fin de cette folie, préparatifs, essayages et milliers d’autres détails. Plus le temps passait, plus je réalisais être dépassée.
Mais question organisation, Kate est dans son élément, non ? Elle aime décider, planifier, gérer. Je reconnais sa signature dans le programme des festivités que nous découvrons peu à peu. J’ai hâte de passer l’après-midi avec elle au spa de l’hôtel, même si Christian m’a interdit la plupart des soins. À dire vrai, je crois qu’il a raison : moi aussi, j’ai vérifié sur Internet. Peu importe, je vais quand même profiter d’un moment fort avec ma meilleure amie et ma belle-famille.
À la fin du repas, j’en ai assez. Je veux savoir ce qui trouble Kate. Dès que je me lève, je sens peser sur moi le regard interrogateur de Christian, mais sans le regarder, je vais jusqu’à mon amie pour lui demander de me suivre sur la plage. Elle se fait prier, je la prends par la main et l’entraîne loin des discussions animées qui continuent entre les convives de notre grande table.
— Quel est le problème, Kate ?
Tout à coup, j’ai peur. Et elle décidait de ne plus épouser Elliot ? Oh mon Dieu ! Ils vont tellement bien ensemble tous les deux, ils se complètent, chacun faisant ressortir chez l’autre ce qu’il y a de meilleur. Même Christian le reconnaît. C’est dire !
— Ce n’est rien… commence mon amie, le visage sombre, c’est juste…
En écoutant ses explications, je retiens mon envie de rire. Pauvre Kate ! Elle a cherché à impliquer Elliot dans les préparatifs du mariage ? Quelle idée ! Même moi, je réalise que les hommes dans ces cas- là préfèrent mille fois ne rien savoir et se décharger le plus possible sur leurs futures épouses, tellement mieux qualifiées qu’eux. Malheureusement, Kate semble avoir pris à cœur l’indifférence d’Elliot. Oh, ça me fait un drôle d’effet d’être pour une fois, en position de lui remonter le moral.
Mais je veux d’abord qu’elle vide complètement son sac…
— Il aurait dû prendre des leçons d’organisation avec son maniaque du contrôle et perfectionniste de frère ! Finit Kate d’une voix tonnante.
Cette fois, je ne me retiens plus, j’éclate de rire. Au bout de quelques secondes, elle se joint à moi. Tant mieux. Le rire libère des endomorphismes et c’est exactement ce dont Kate a besoin. Je remarque que Sawyer nous a suivies sur la plage. Discrètement, il reste en arrière, examinant de près les rares promeneurs qui déambulent sur le sable au lieu de déjeuner. Je ne pense pas que Kate l’ait remarqué. Je ne dis rien, je sais qu’elle ne prend pas trop bien les protocoles de sécurité… auxquels Christian tient tant.
En y réfléchissant, c’est une vraie plaie de devoir faire tampon entre mon mari et ma meilleure amie. À mon avis, ils se ressemblent tous les deux, mais ni l’un ni l’autre n’apprécierait mon opinion.
Quand Kate cesse enfin de rire, je lui dis, avec sincérité et de tout mon cœur : — Kate, Elliot t’aime.
C’est évident, voyons, il n’y a qu’à voir la façon dont il la regarde. Je reconnais cette flamme qui brille aussi dans les yeux gris de mon mari, lorsqu’ils se posent sur moi… J’énonce à Kate mes arguments en faveur d’Elliot : le stress, la façon dont elle maîtrise tout, la confiance qu’il a dans le sens de l’organisation de sa future épouse… Il me faut insister parce que je comprends enfin la vraie inquiétude de Kate : elle craint qu’Elliot hésite, maintenant qu’il se trouve au pied du mur.
Ainsi, même la femme la plus forte que je connais a elle aussi des vulnérabilités ? C’est incroyable, mais c’est aussi normal. Qu’est-ce que je croyais, qu’elle était insensible ? Parfois, je n’ai pas deux sous de jugeote… Ou alors, je manque d’empathie ? J’y réfléchirai plus tard. Pour le moment, je veux rassurer mon amie, je veux lui rendre une petite partie de tout ce qu’elle m’a apporté au cours des années.
— Le monde d’Elliot commence et finit avec toi, Kate. Je pense qu’elle entend ma conviction dans ma voix. — Oh Ana, merci de me le rappeler !
Sur une impulsion, je décide de lui donner tout de suite mon cadeau : voilà qui va certainement lui changer les idées. À nouveau, je prends la main de Kate pour l’entraîner jusqu’à l’hôtel et jusque dans ma chambre.
Lorsque je tiens à mon paquet dans les mains, j’ai le cœur qui tape. Que va dire Christian lorsqu’il apprendra ce que j’ai fait ? Pire encore, que va penser Elliot de moi ? Oh lala ! Je n’avais pas réfléchi à toutes les conséquences de mon geste.
Anxieuse, je chuchote :
— Tu dois me promettre que ce cadeau sera notre secret.
Je ne veux pas que mon beau-frère se fasse de fausses idées ! Je fais confiance à mon amie, elle saura gérer la situation, aussi délicate soit-elle.
Bien entendu, Kate répond à ma supplique par une promesse solennelle. Pour mieux la renforcer, elle me tend son petit doigt. Croix de bois, croix de fer… Ce petit rituel me rassure.
Je lui tends ma boîte, ainsi que la petite carte où j’ai écrit : La variété est le piment de la vie.
Je suis à la fois excitée et inquiète de la réaction qu’elle va avoir en ouvrant mon cadeau. Elle soulève le couvercle… et elle paraît ne pas en croire ses yeux.
— Si ton but est de choquer ta meilleure amie et future belle-sœur, Ana, mission accomplie !
Je suis très fière de moi. Je ne pensais pas être capable de « choquer » l’indomptable Kate Kavanagh. Elle sort les sex-toys de la boîte, un par un, en secouant la tête.
— Elliot pourrait avoir une crise cardiaque si je lui montre ce contenu, marmonne-t-elle. Putain, je ne sais même pas comment utiliser tout cela !
Une fois encore, j’éclate de rire. Je lui rappelle ses paroles de naguère : toujours commencer avec Wikipédia ! Kate joint son fou rire au mien, un peu nerveux, presque hystérique, mais je dois avouer que nos vies respectives ont beaucoup changé depuis quelques mois, depuis l’Université, depuis que nous avons rencontré les frères Grey.
Mon BlackBerry sonne, c’est Christian. Il doit se demander où je suis passée. Pourtant, Sawyer est dans le couloir et Taylor est relié en permanence à mon agent de sécurité.
En ce qui me concerne, Christian a besoin de se rassurer. Toujours.
***
Peu après, Kate et moi descendons au spa. Nous sommes presque en retard. Grace, Diane et Mia ont déjà enfilé les peignoirs que fournit l’établissement. Une jeune femme s’approche et nous présente l’équipe de massage : deux hommes et trois femmes, tous solides et bien bâtis. Comme promis, je refuse le jeune homme qui m’est attribué. Je vois Kate lever les yeux au ciel, mais à mon avis un massage, aussi divin soit-il, ne vaut pas une dispute avec Fifty. J’ai déjà joué avec le feu une fois, dans le salon des premières de l’aéroport Sea-Tac, avant de partir en Géorgie. Christian n’a pas apprécié. Pas du tout. Aujourd’hui, ce serait encore pire.
Je n’ose imaginer sa réaction en apprenant la nature de mon cadeau à Kate. Inutile d’en rajouter.
L’immense piscine intérieure a une découpe géométrique, très originale. Le plafond du bâtiment exhibe une structure de poutres et de voûtes. Sur le mur du fond, des bacs suspendus sont remplis de fleurs dont quelques rameaux débordent. Il y a aussi des jets revigorants et variés. Quelle extraordinaire sensation d’être massée aux jambes, aux reins, au dos ! Les salles sont claires et carrelées, l’atmosphère tiède et parfumée, c’est très dépaysant. J’en profite, mais je refuse de suivre Kate et Mia dans les bassins bouillonnants.
La suite du programme – soins du visage, manucure et pédicure – se passe en cabine individuelle. À mon grand soulagement, c’est une jeune femme aux grands yeux sombres qui s’occupe de moi. Je me demande où est passé Sawyer, il y a un moment que je ne l’ai pas vu, mais si je connais bien mon mari, mon agent de sécurité ne doit pas être loin.
Quand les soins sont terminés, je suis tellement détendue que j’ai sommeil. Je ne sais pas où sont les autres, elles ne tarderont pas à me rejoindre. Je ne résiste pas à l’attrait des transats confortables recouverts de tissu turquoise à rayures blanches alignés devant les baies vitrées. Je m’y allonge en fermant les yeux. Mmm… le nirvana.
Nous sommes toutes réunies quand un membre du personnel nous propose des fruits frais ou pressés. Je ne participe pas à la conversation animée qui m’entoure, je savoure la détente de mes muscles et les lents mouvements de bon bébé dans mon ventre.
— Allez ! s’écrie Mia avec enthousiasme. Maintenant, il est temps de nous plonger dans le jacuzzi.
— Je vois que tu as écouté mon programme, plaisante Kate. Comme tu parles tout le temps, je n’en étais pas certaine.
Mia se met à protester en riant, Grace et Diane gloussent doucement.
— Ana, tu viens ? demande Kate.
— Non, merci. Je suis fatiguée, sans doute à cause du décalage horaire.
— Tu te fous de moi, Steele ? Il n’y a que trois heures de moins !
Je ne réponds pas. Kate fronce les sourcils, mais sans insister. Ce qui me surprend, parce que ce n’est pas son genre. Je pense qu’elle a compris que je n’avais pas envie de bouger.
— Je vais rester et tenir compagnie à Ana, déclare gentiment Grace.
J’aime beaucoup ma belle-mère, qui n’a pas caché son affection envers moi. Malheureusement, je n’ai pas du tout envie de papoter.
Dès que nous sommes seules, je lui avoue :
— Grace, je suis désolée, mais je n’en peux plus. Je ne sais pas si c’est le bébé, l’avion, le voyage, ou le spa, mais j’ai vraiment sommeil. Christian passe son temps à me dire que je dois me reposer et là, j’en ressens vraiment le besoin. Si je m’endors, vous ne m’en voudrez pas ?
— Pas du tout, ma chérie, c’est bien normal. Regarde, il y a des tas de magazines et une brochure touristique sur ce que l’île nous propose comme visites et découvertes. J’ai de quoi m’occuper. Dors, ne te soucie pas de moi.
Je ferme les yeux, bercée par le froissement doux des pages. Peu à peu, je sombre…
— Ana !
*
Mon Dieu ! Christian est en colère. Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Consternée, je baisse les yeux. Je n’arrive pas à y croire. Où est mon maillot ?
— Je t’avais interdit de t’exposer les seins nus ! Hurle Christian. Tu es ma femme, Ana. Que vont penser de toi nos enfants ? Il va y avoir des photos immondes exposées dans tous les magazines people.
— Mais Christian, je ne comprends pas, je pense que mon maillot s’est perdu dans les bains bouillonnants…
Ce n’est pas ce qu’il fallait dire… Son rugissement me fait vibrer les tympans.
Je me retrouve attachée, nue et écartelée, sur la croix de bois de la salle de jeu, à l’Escala. Je sais où je suis parce que je reconnais l’odeur de cire citronnée qui flotte dans la pièce. Sinon, je ne vois rien, j’ai les yeux couverts, un bâillon dans la bouche. Je voudrais crier, protester, expliquer que ce n’est pas de ma faute. Je ne peux pas.
Que va me faire Christian ?
— Tu n’aurais pas dû prendre ces sex-toys dans mon tiroir sans m’en parler, Anastasia. Je suis très mécontent. Tu t’es mal conduite. Tu mérites une punition. Tu en es consciente ?
Je ne peux pas lui répondre – j’ai la bouche pleine. De plus, je n’arrive pas à bouger. Mes membres sont lourds, très lourds. Pourquoi ?
Est-ce que je m’évanouis ? La voix de Christian semble s’affaiblir. Il est loin, très loin… J’entends ses pas s’éloigner en résonnant sur du carrelage, accompagnés d’un bruit d’eau. Est-ce qu’il pleut ? Non, c’est trop régulier, c’est peut-être une cascade… ou un jet d’eau.
Christian, reviens. Je suis désolée. Reviens…
Il n’y a plus aucun bruit. Je reste là, sur cette croix de Saint George. Attachée. Seule.
*
Je me réveille en sursaut. Affolée, regarde autour de moi. Je ne suis pas à Seattle, mais aux Bermudes. Ce n’était qu’un rêve… Oh Seigneur !
Je croise le regard de Grace.
— Bien dormi, ma chère petite ?
— Mmm-mmm, dis-je vaguement, le cœur encore trop rapide.
Je ferme les yeux pour me donner le temps de retrouver mon équilibre. Quand j’entends des pas approcher, je ne cherche pas à savoir à qui ils appartiennent. Je suis encore aux prises avec ce rêve étrange. Tout à coup, les paroles de ma belle-mère me font sursauter :
— … au large de Saint George ?
Quoi ? Saint George ? Oh mon Dieu ! La croix… Est-ce que j’ai parlé en dormant ? Si Grace me demande des explications, comment pourrais-je… ?
— Euh oui, Grace, répond Kate qui paraît étonnée, c’est ce qui est prévu. Il faudrait demander à Christian, c’est lui qui a géré ça.
Je me sens déconnectée. De quoi parlent-elles ? Que se passe-t-il ?
Mais enfin, Ana, le soleil des tropiques t’a ramolli le cerveau ou quoi ? grogne ma conscience, furieuse.
Bien sûr, que je suis bête ! Christian a loué un catamaran pour l’anniversaire de Kate. Je l’ai entendu donner des instructions à Taylor : le bateau sera ce soir au large de Saint George, une petite ville sur l’île du même nom… D’ailleurs, j’ai tout mélangé, la croix BDSM de Christian, c’est une croix Saint André…
Pour cacher mes joues brûlantes, je m’étire en marmonnant :
— Oui… euh, je crois que c’est le nom de la ville dont Christian a parlé à Taylor. Pourquoi ?
— Je lisais cette brochure sur l’île, répond Grace en désignant le magazine qu’elle tient à la main.
Elle nous fait part de ce qu’elle vient d’apprendre concernant Saint George, la ville la plus ancienne des Bermudes, colonisée en 1609… Bla-bla-bla… inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco.
Je n’arrive pas à me débarrasser du malaise qui me reste de mon bref cauchemar, aussi, quand ma belle-mère propose une visite à Saint George, je réponds comme s’il s’agissait de mon vœu le plus cher.
— Oh oui !
Kate et Mia me regardent avec consternation. Zut, j’aurais dû attendre leur avis. Diane nous regarde avec un sourire détaché, sans prendre parti. Il faut que je trouve vite une excuse plausible…
— Euh… j’imagine que nous verrons des maisons à l’architecture victorienne anglaise.
Après tout, j’ai un bachelor en littérature anglaise et… euh, j’ai beaucoup aimé découvrir les Costwolds avec Christian, durant notre voyage de noces.
— Pourquoi pas ? remarque gentiment Diane.
Kate ne paraît pas enchantée. Elle convient cependant qu’il nous reste quelques heures à tuer avant que les hommes reviennent de la pêche… et finit par céder. De mauvaise grâce.
Dans le hall de l’hôtel, je décide de prévenir Christian de ce changement de programme, même si Sawyer l’a certainement déjà annoncé à Taylor.
Il répond à la première sonnerie.
— Christian ?
— Ana, ça va ? Tu parais essoufflée.
— Non, pas du tout, au contraire, je me suis reposée sur un transat, au bord de la piscine. J’ai même dormi.
Peu et mal, mais je ne le précise pas. Inutile que Christian se fasse du souci. — Tout va bien ?
— Très bien, mais voilà, il y a un changement de programme, nous venons de décider d’aller faire un peu de tourisme.
— Du tourisme ? Foutaise ! C’est une idée de Kate ou de Mia, je présume ? J’éclate de rire, Fifty ne changera jamais.
— Pas du tout. C’est une idée de ta mère.
— Ah. Où comptez-vous aller ?
— À Saint George qui est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco.
— Je vois. C’est par là que le bateau sera amarré ce soir.
— Justement ! Comme nous avons terminé le spa, nous pourrions vous rejoindre à bord sans repasser par l’hôtel. Tu peux prévoir une navette pour venir nous chercher sur la plage ?
— Oui. Mais si le catamaran était resté ancré devant l’hôtel, sur le ponton…
— Christian, ne recommence pas ! Kate a raison, c’est plus romantique d’être au large, sans personne autour de nous, sans curieux, sans regards indiscrets.
— Je n’aime pas l’idée que tu montes sur un zodiaque.
— Je n’y resterai que quelques minutes, Sawyer sera avec moi, et je sais nager. Que veux-tu qu’il m’arrive ?
— D’accord, d’accord. Je m’occupe de tout, baby.
— Et vous, ça se passe comment ?
— Bien. Nous venons d’arrêter la pêche, nous allons explorer quelques fonds marins. Ensuite, nous passerons à l’hôtel nous doucher et nous changer, nous serons à bord vers 17 h 30. Et en route vers Saint George.
— Je te promets de ne pas être en retard. À tout à l’heure.
— À tout à l’heure, baby. J’ai hâte de te retrouver. Sois sage. En raccrochant, j’ai le sourire, Kate croise mon regard et secoue la tête. Je ne l’ai pas entendu revenir.
Je suis le flot jusqu’à un minivan où nous nous installons. Sawyer prend le volant. Tout le long du trajet, j’ai le nez collé à la vitre pour admirer le paysage. Pour une fois, Mia ne parle pas, j’imagine qu’elle est aussi sous le charme de cette île paradisiaque.
La visite est brève, les bâtiments anciens ont un charme désuet qui me ravit. Grace insiste pour que nous entrions dans une église non loin de là, Saint Peter Church. Je me demande comment elle prend le fait que Kate et Elliot n’aient pas un mariage religieux. Elle ne m’en a pas parlé, je ne lui ai pas posé de question. À mon avis, elle fait une petite prière pour le futur couple une fois à l’abri de la voûte de pierre. Kate et Mia sont restées dehors, Diane examine les vitraux.
En sortant, je regarde ma montre. Je n’avais pas réalisé qu’il était aussi tard !
Kate pousse un cri strident, qui me fait sursauter. Quand je la regarde, affolée, elle me lance d’un ton moqueur
— Quoi ? Tu perds les eaux ?
Seigneur, elle m’a fait peur ! Et puis, elle est folle ou quoi ? Perdre les eaux, ici ? Christian en deviendrait fou. Ce n’est pas un sujet sur lequel il faut plaisanter. Elle risque de me porter la poisse.
— Kate ! Dis-je d’une voix tonnante, pour lui indiquer mon mécontentement.
Très vite, je me reprends. Elle n’a pas pensé à mal. D’ailleurs, je n’ai pas le temps d’entamer une discussion, encore moins une dispute. Aussi, c’est d’un ton plus calme que je reprends :
— Nous sommes en retard !
Dire que j’ai promis à Christian que nous arriverions sur le bateau en même temps qu’eux ! Kate ricane et fait remarquer :
— Ana, ce n’est pas moi qui ai souhaité visiter la ville… et heureusement ! (Elle m’adresse un clin d’œil.) Ton mari aurait rajouté ce méfait sur la longue liste noire qu’il doit tenir à mon encontre !
Sans relever cette pique, je rappelle à Sawyer que Christian n’aime pas attendre. Peu après, nous remontons dans le minivan en direction du port où, comme convenu, nous attendent deux zodiaques.
Le bateau est déjà ancré dans la baie et Christian est à bord. C’est très romantique !

Livre 4Où les histoires vivent. Découvrez maintenant