Unfashion Week

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Mardi matin
Ana
À ma grande surprise, je passe une nuit paisible. Quand j’ouvre les yeux, il fait grand jour dans la
chambre. Je suis seule dans mon lit. Je jette un coup d’œil sur l’oreiller voisin. Oui, Christian est venu
s’y étendre durant la nuit, mais il est déjà parti. Ainsi, je n’ai pas rêvé ? Je m’étire en grimaçant, j’ai de
douloureuses courbatures dans les muscles des reins et du ventre. J’envisage la journée qui m’attend. Je
me demande vaguement où nous en sommes au juste, mon mari et moi, mais je refuse de m’y attarder
Je verrai bien. J’en ai assez de passer mon temps à m’interroger sur ce que pense Christian, ses réactions,
sa nature compliquée. Pour le moment, je prends la vie au jour le jour.
Quelques minutes plus tard, douchée et habillée, se passe dans la chambre de Teddy, il dort comme
un bienheureux. Il est rare que j’aie l’occasion de le voir le matin quand je vais travailler. C’est très
agréable d’habiter ici, au bord de l’océan, mais pour aller jusqu’à Seattle, le trajet est plus long.
Dans la cuisine, je trouve Gail qui m’accueille avec un sourire chaleureux.
— Bonjour, Ana. Mr Grey est déjà parti.
— Bonjour, Gail. Je n’ai pas très faim ce matin. Je prendrai juste du thé.
— Un toast ou une salade de fruits, peut-être ?
— Non, merci.
Gail hoche la tête, rembrunie. J’ai envie de ricaner. Quand le chat n’est pas là, les souris dansent.
En principe, Mr Maniaque du contrôle ne saura pas que j’ai sauté mon petit déjeuner, c’est une petite
victoire ridicule mais ça me met de bonne humeur. D’ailleurs, ça ne m’étonne pas que Christian soit
déjà parti. C’est sa tactique habituelle : esquiver les problèmes en s’immergeant dans son travail. D’un
autre côté, si je me souviens bien, il a aujourd’hui sa réunion mensuelle avec l’Université de Portland.
Il lui faut partir tôt avec Taylor pour Boeing Field afin d’y prendre son hélicoptère. Même quand nous
résidions à l’Escala, avec un héliport sur le toit, Christian préférait conduire lui-même Charlie Tango
sans déplacer un pilote pour le lui amener.
Peu importe. Je n’ai pas à me soucier de mon lunatique de mari jusqu’à ce soir. Et c’est toujours ça
de gagné.
***
Vendredi matin
Au réveil, dès que je pose le pied à terre, je me plie en deux en étouffant un gémissement. Houlà, j’ai
mal au ventre ! Je vais avoir mes règles. Génial comme timing… pas étonnant que j’ai été tendue cette
semaine. D’un autre côté, Christian dans ses grands jours rendrait n’importe quelle femme enragée
Le temps s’est écoulé à toute vitesse depuis notre dispute. Déjà vendredi ? Je n’arrive pas à y croire.
J’ai vu Christian tous les soirs : il est rentré vers 18 heures à la maison ; nous avons parlé et mangé
ensemble. Pourtant, j’ai le sentiment d’avoir tenu un (mauvais) rôle dans une pièce de théâtre ratée.
Christian est poli et distant, surtout quand il me pose des questions concernant ma journée. Je lui réponds
sur le même ton détaché. Ni lui ni moi n’avons qu’une seule fois élevé la voix durant ces trois jours.
Nous passons l’un et l’autre autant de temps que possible avec notre fils, je veille sur son bain et son
souper, Christian lui lit une histoire le soir avant de s’endormir. Après le diner, à peine la dernière
bouchée avalée, il s’enferme dans son bureau pour travailler jusqu’au milieu de la nuit. Moi, je me
couche tôt. Je suis rompue de crampes et de courbatures. La tension sans doute… Parfois, je lis dans
mon lit un manuscrit ramené de SIP, sinon un livre. Nous n’avons plus évoqué la scène pénible de lundi
soir. Depuis trois jours, je n’ai reçu aucun SMS ni mail de mon mari ; je ne lui en ai pas envoyé non
plus. Bref, la communication entre nous est réduite au minimum.
Quant au sexe… Il ne s’est rien passé de toute la semaine, mais cette nuit, j’ai émergé d’un rêve pour
trouver sur moi le poids d’un corps bien connu. Ses mains, sa bouche, sa peau… mon corps, bien
programmé, a réagi sans que mon cerveau n’ait besoin de se connecter. J’ai gardé les yeux fermés et les
bras en croix. Avec les genoux remontés presque sous les bras, je me suis laissé emporter par la vague
sensuelle jusqu’à la jouissance. C’était très étrange : j’étais à la frontière entre inconscience et éveil.
Ensuite, encore secouée des derniers spasmes de plaisir, je me suis endormie. J’ai le vague souvenir
d’avoir entendu au une voix rauque murmurer dans l’obscurité : « je t’aime, je t’aime tellement… ». Je
ne pourrais pas en jurer. En me réveillant, tout à l’heure, j’étais seule, mais nous avons effectivement
couché ensemble durant la nuit : des traces physiques s’attardent sur mes cuisses.
***
Durant tout le trajet jusqu’à SIP, je repense à ce qui s’est passé cette nuit. Christian m’a d’abord
embrassée dans le cou, sur les paupières, les épaules, les seins… mais pas sur la bouche. Et j’en suis
heureuse, un baiser est le contact le plus intime qui soit. Ça correspondait peu à cette union anonyme et
presque animale de deux corps, mâle et femme, au plus sombre de la nuit. Un autre souvenir émerge :
celui de mes deux mains à plat sur les draps. En temps normal, si je ne suis pas menottée, je m’accroche
à Christian, des bras et des jambes, pour accentuer l’union entre nous.
Mais pas cette nuit…
Il est encore parti tôt ce matin. Je ne l’ai pas revu. De Grey House, il ira directement à l’aéroport et
à New York. Cette perspective ne me gêne pas. Je ne suis pas contrariée de cette absence ni de ce qu’elle
représente. En fait, si je réfléchis… je ne ressens rien du tout. Je ne suis pas concernée, voilà.
Dix minutes après que je sois dans mon bureau, Hannah frappe à la porte.
— Ana, bonjour. Comment allez-vous ? Oh, vous êtes toujours aussi pâle ! Est-ce que…
Mon teint n’est pas un sujet que j’ai envie d’évoquer avec mon assistante, ni aujourd’hui, ni jamais.
Je la coupe un peu sèchement :
— Qu’y a-t-il au programme ce matin ?
Elle sent ma rebuffade et s’empourpre. Je la regarde sévèrement. Étrange, je devrais ressentir une
vague culpabilité non ? Hannah est bavarde mais elle ne pensait pas à mal. Peu importe, nous ne sommes
pas payées pour papoter. Nous avons du travail. Autant ne pas perdre de temps.
— À 9 heures, vous avez rendez-vous avec Claudia Kolp, du service des impressions.
Ensuite Boyce Fox à 10 heures.
Ah, voilà qui éveil ma conscience professionnelle. Boyce Fox est un auteur de romans policiers –
qu’il écrit depuis des années sous un nom de plume très connu, chez un autre éditeur hélas –, et suite à
une évolution personnelle, il vient de se reconvertir dans un nouveau genre, l’autobiographie romancée.
J’ai été passionnée en découvrant son script, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois et je l’ai convaincu de signer un nouveau contrat chez SIP. C’est pour moi un grand succès, même Mr Roach,
mon supérieur, l’actuel gérant de SIP, m’en a chaudement félicitée. Et Roach est presque aussi avare de
ses compliments que Chr… qu’un P-DG de ma connaissance.
Fox ne porte mal son nom102 : il ressemble davantage à une panthère noire. Il en a la souplesse, le
teint foncé aux reflets soyeux, les yeux verts. Il a une cinquantaine d’années, mais il est musclé et se
tient très droit. Et ses cheveux coupés très court ne montrent aucune trace de gris.
Une fois les formalités accomplies, nous avons un moment de calme. Je lui propose à boire.
— J’ai du thé ou du café, si ça vous dit, sinon, je devrais aussi vous trouver de la bière.
Il rit doucement.
— Un café sera parfait, Ana, merci.
Je passe un coup de fil à Hannah en lui réclamant deux tasses, une de café et l’autre de thé. En
attendant, je pose la main sur l’épais manuscrit que Boyce Fox et moi venons de revoir ensemble.
— Boyce, j’ai lu tous vos romans et Bryce Barthelemy a toujours été un de mes personnages de
fictions préférés. Il a un humour caustique qui m’enchante. N’auriez-vous pas versé chez lui un peu de
votre personnalité ? C’était déjà une touche d’autobiographie.
— C’est possible. Tout écrivain se raconte un peu, vous savez. Il est plus facile d’exprimer des
émotions quand on les a déjà éprouvées. Elles sonnent plus vraies.
— Quand même, vous avez opté pour un changement radical. Que vont penser vos fans ?
— J’avais besoin d’un nouveau défi. Mes fans l’ont échappé belle : dans un élan de colère, j’ai
failli tuer ce malheureux BB. Samantha Raine – c’est mon agent – m’en a dissuadé.
Je souris en notant que sa voix s’est faite plus douce. Samantha Raine est aussi sa femme. C’est elle
qui a conseillé à Fox de s’adresser à moi. Je lui en suis infiniment reconnaissante.
— Oh, c’est drôle que vous disiez ça, Boyce ! Ça me rappelle Castle103, une série que je regardais
avec ma colocataire à WSUV. Vous connaissez ?
— Vaguement, c’est un écrivain qui devient flic, non ?
— Disons que comme vous, Richard Castle ne supporte plus son héros, alors il le tue. Pour
retrouver l’inspiration, il choisit comme modèle une femme inspecteur de police, Kate Beckett. Il
travaille avec elle pour avoir du vécu. Ça se passe à New York, je crois.
Ma voix c’est un peu cassée sur cette dernière phrase. Je ne veux pas penser à New York. Est-ce que
Christian est déjà dans l’avion ? Je ne connais même pas les détails de son vol.
— Ah ouais ? Ricane Boyce. Les flics de Big Apple sont alors très différents des nôtres. Je connais
bien Norm Stamper, je me verrai mal lui demander ça. D’un autre côté, depuis qu’il a démissionné de
la police, il s’est mis à l’écriture104. Des bouquins qui dérangent d’ailleurs.
Je ne les ai pas lus, aussi je me contente d’un petit rire poli.
Quand Boyce Fox s’en va, je retourne dans mon bureau, les jambes tremblantes et la tête vide. Je ne
sens pas bien du tout. J’ai toujours des crampes et mal au cœur. Zut, j’espère que ça ne va pas durer tout le week-end ! D’un autre côté, je n’ai rien de mieux à faire que me dorloter sous la couette – et jouer
avec Teddy.
Vers midi, Hannah passe la porte.
— Je vais déjeuner, Ana. Je vous dis au revoir, j’imagine que vous serez déjà partie quand je
reviendrai. Tout est sur la petite table, là…
Elle gesticule en indiquant la console près de la porte. Je la regarde, interloquée. De quoi parle-t-
elle ? Elle s’éclipse avant que j’ai le temps de reprendre mes esprits. Ce n’est pas un mal, je suis un peu
lente d’esprit aujourd’hui. Autant ne pas me griller en posant des questions idiotes.
Une fois seule, je me relève pour récupérer l’épaisse enveloppe en question, le cœur battant d’une
anticipation que je comprends mal. J’ouvre et déverse sur mon bureau le contenu.
Oh lala. C’est un billet d’avion en classe affaires sur le vol 182 de Delta Air Lines, départ, 13 heures,
Terminal 4 ; arrivée à New York à 21 h 04…
Je reste quelques secondes bouché bée. Puis une lumière apparait – comme dans les dessins animés
- et clignote dans mon cerveau engourdi. Prise dans mon mélodrame conjugal, il ne m’est pas venu à
l’idée d’annuler mes instructions auprès d’Hannah. Elle croyait toujours que je partais à New York. J’ai
mon billet. Deux mille euros ! Quel gaspillage ! Je devrais pouvoir me faire rembourser si je téléphone
avant le décollage.
D’un autre côté…
Mentalement, je vois un autre scénario : je filerais en douce et échapperais à Sawyer, comme je l’ai
déjà fait, il y a deux ans… je serais dans un taxi en direction de Sea-Tac avant qu’il réalise mon absence.
Après cinq heures de vol, j’atterris à New York et je rejoins Kate, même s’il est un peu tard pour diner.
Non ! Big Apple ne dort jamais ! J’éclate de rire toute seule : je peux le faire. Du moins, en principe…
Il y a deux problèmes. D’abord, Sawyer perdrait sa place. Je suis certaine que Christian ne lui
pardonnerait jamais un coup pareil. J’ai déjà fait renvoyer Prescott, je ne pourrais me regarder dans une
glace si je recommençais. Et puis, est-ce que je réussirais à échapper à mon agent ? Même si je l’envoyais
me chercher un sandwich, il découvrira vite ma disparition, il devinera – en interrogeant Hannah – où
je suis allée, il aura encore le temps de m’intercepter à l’aéroport. J’aurai raté mon vol mais Christian
en fera un drame par la suite. Et pour une fois, je lui donnerais presque raison : j’ai passé l’âge d’agir en
cachette. Si je veux aller à New York, je partirai au grand jour. Non mais…
Une crampe me plie en deux. J’étouffe un gémissement. Oui, c’est mon second problème, j’ai mal
au ventre. Le ciel est contre moi, c’est évident. Je préfère passer le week-end tranquille à la maison
plutôt qu’assister à des défilés de mode. Je détesterais ça, j’en suis certaine.
Alors pourquoi toute ce cinéma ? S’indigne ma conscience qui me dévisage par-dessus ses petites
lunettes à demi-lunes.
Je l’ignore. C’est une question de principe.
J’affiche un grand sourire béat. Je viens de réaliser que ce malentendu avec Hannah m’offre un congé
jusqu’à mardi. Que c’est drôle ! Je vais pouvoir en faire absolument ce que je veux. Ce sera bien plus
intéressant de profiter de Teddy que de traîner à new York au milieu de la foule.
Bon, c’est décidé, je fais l’école buissonnière !
Je décroche mon téléphone un sourire aux lèvres.
— Luke ?

Livre 4Où les histoires vivent. Découvrez maintenant