Week-end suite 13

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Le coussin glissa sur le sol, sans un bruit. L'adolescent se redressa, ramassa le coussin pour le caler à nouveau méticuleusement entre ses omoplates. Il bailla, s'étira puis caressa le fût de la carabine en essayant d'imaginer l'expression ahurie de Viard quand celui-ci avait constaté la disparition de son arme.

« Il n'a certainement pas averti la vieille... Personne ne doit être au courant ! Tu parles, pas fou le mec ! Il sait bien qu'il risque de perdre le job, ce porc ! ».

Dans la pénombre, juste en face de lui, la petite fille remua. Il plissa les yeux, distingua les deux silhouettes, aux contours vagues, allongées côte à côte sur le canapé. Julie... C'est comme ça qu'elle se nommait... Elle s'était endormie rapidement, la tête enfoncée dans le cou de son frère. Kévin leur avait apporté une couverture, dénichée dans l'armoire de la seconde chambre. Ils s'étaient enfouis dessous, comme pour se protéger et ne plus voir leurs agresseurs. Mais dans la nuit, la gamine avait dû avoir trop chaud et elle avait fini par s'allonger sur la couverture simplement vêtue d'une culotte et d'un débardeur. Elle était mignonne, lui rappelait sa propre sœur. Elle aussi avait deux ravissantes fossettes au creux des joues ; elle aussi avait les yeux clairs ; elle aussi arborait cette chevelure blonde, ondulée. Depuis combien de temps n'avait-il pas revu Emilie ? Un an ? Deux, peut-être bien... Emilie, à la peau si douce, au regard si désarmant d'innocence... Emilie, qu'il adorait mais qui l'avait dénoncé à leur propre mère, un matin de juin. Elle l'avait accusé de tant d'horreurs qu'on les avait immédiatement séparés. Il n'avait pas vraiment compris les raisons qui avaient suscité tant d'émoi et de questionnement de la part des adultes ; chez ses parents d'abord puis chez les assistantes sociales ensuite. Il n'avait rien fait de mal, en tout cas pas volontairement. Il croyait qu'Emilie appréciait ses caresses. Et même en ce moment, dans cette maison sombre, perdue au milieu de la forêt, il n'acceptait toujours pas de reconnaître qu'il avait peut être mal aimé sa sœur ; pas comme un frère devrait aimer sa sœur. C'est ce qu'une des assistantes sociales avait fini par lui dire, face à ses dénégations: il avait aimé Emilie beaucoup trop fort et beaucoup trop mal. Comme s'il y avait différentes manières d'aimer ! On aime, point à la ligne ; on aime quelqu'un pour son esprit et pour son corps. On ne peut séparer l'un de l'autre... En tout cas, Johann n'avait jamais été capable de dissocier le corps de l'esprit. L'adolescent s'était donc laissé accuser par ces adultes qui n'y comprenaient rien. Finalement, en dernier ressort, il s'était enfermé dans un mutisme protecteur contre lequel les accusations d'attouchement avaient ricoché, sans l'atteindre réellement. Il avait simplement écouté, n'avait plus rien tenté pour se défendre même si, au début, il avait espéré secrètement que son beau-père le soutiendrait. Les gestes que l'on reprochait à Johann ne correspondaient-ils pas finalement à ceux que son beau-père avait régulièrement envers lui ? Ne le rejoignait-il pas parfois dans son lit, quand ses autres frères et sœurs dormaient ? Ou sous la douche, quand ils étaient seuls à la maison et que l'homme insistait pour le savonner ? Johann avait été témoin de la lâcheté de cet individu qui avait crié au loup, avec les autres. Choqué, meurtri, d'abord par les accusations que l'on portait contre lui et ensuite parce qu'il avait découvert l'aspect immoral de la relation qu'il entretenait avec cet homme, l'adolescent avait accepté la sentence avec résignation : la condamnation à l'oubli, au rejet, à la honte... Les familles d'accueil avaient remplacé l'appartement de la rue Jules Ferry. Là-bas, d'autres violences, d'autres mains qui vous palpent, qui vous souillent ; d'autres humiliations ; sans oublier la haine qui enfle et gronde en vous... L'image d'une petite fille qu'on caresse parce qu'on l'aime, qu'on croit l'aimer, le réveillait parfois en sursaut, au cœur de la nuit.

Il fixa à nouveau la gamine assoupie devant lui et se demanda s'il ne pourrait pas la toucher un peu, rien qu'un peu. Juste pour vérifier si sa peau était aussi douce que celle de sa sœur. Il tendit l'oreille, écouta le silence feutré qui l'enveloppait. Seule la respiration douce et saccadée de la petite fille se faisait entendre, avec la régularité d'un métronome. Kévin et Christophe dormaient dans l'une des chambres. Christophe était censé prendre son tour de surveillance dans une heure. Johann se redressa mais se figea sur place presque immédiatement car Sébastien venait de s'asseoir, sans un bruit. Johann resserra ses doigts autour de la crosse de la carabine, continua à faire semblant de sommeiller. Sébastien ne bougeait plus, lui aussi, et Johann eut l'impression que le prisonnier évaluait la situation.

« Deux solutions s'ouvrent à toi, mon coco : ou tu vas te rendormir paisiblement ou tu vas faire la connerie de ta vie ; tenter de me prendre la carabine... Et j'espère que tu vas opter pour la deuxième solution... » se dit Johann tandis que l'excitation commençait à l'envahir, provoquant l'accélération de son rythme cardiaque.

Il avait apprécié de tirer avec la carabine cet après-midi et il n'attendait qu'une chose, à présent : que ce fils de pute fasse un faux pas afin qu'il puisse lui faire exploser la cervelle. Il n'avait rien à perdre, pas après les évènements des heures précédentes. En ce qui le concernait, l'existence n'avait plus aucune importance, que ce soit la sienne ou celle des autres. Ca faisait bien longtemps qu'il avait perdu toutes ses illusions malgré son jeune âge. Il avait compris que son avenir serait de toute façon pire que son présent. L'acte qu'il s'apprêtait à commettre n'était qu'un exutoire à un trop-plein de violence, de rancœur et de frustration qui pouvait exploser à la première occasion. Depuis le début de la soirée, il avait envie de buter ce petit con, bien habillé et bien coiffé. ... Le bras de Sébastien s'éleva doucement au-dessus de la table basse qui séparait la victime de son geôlier. Johann se jeta littéralement sur l'adolescent au moment où celui-ci saisissait le blouson. La crosse de la carabine s'écrasa sur le visage du garçon qui n'avait rien deviné du piège qu'on lui avait tendu. Le nez du malheureux céda dans un craquement sinistre, identique à celui que fait une noix que l'on écrase, et un jet de sang chaud gicla à travers la pièce. Réveillée en sursaut, Julie se mit à hurler, sans comprendre ce qui était en train de se produire. Les deux adolescents roulaient à présent sur le sol et se frappaient à coups redoublés. Tout à coup, la lumière inonda la pièce et Kévin apparut dans l'embrasure de la porte, suivi d'un Christophe encore engourdi de sommeil... Johann se dégagea de l'emprise de Sébastien, referma ses genoux autour du cou de celui-ci, pesant ainsi de tout son poids pour le maintenir au sol. Puis, il enfonça violemment l'extrémité du canon de la carabine dans sa bouche. Sébastien roulait des yeux exorbités et ne parvenait plus à respirer. Les hurlements de Julie redoublèrent d'intensité. On entendait des coups derrière la porte de la chambre dans laquelle les parents avaient été enfermés. La voix de Nicolas exigeait qu'on les libère, lui et sa femme, tandis que celle de Marie demandait des explications à tout ce vacarme.

- Sale pute ! grogna Johann, le visage déformé par la fureur. T'es foutu, mon grand !

Puis, il sentit soudain qu'on le saisissait par la taille, qu'on le soulevait au-dessus de la table. Le canon de la carabine jaillit de la bouche ensanglantée de Sébastien, entrechoquant ses dents au passage. Johann comprit qu'on le jetait à travers la pièce et il durcit ses muscles quand il fut projeté au-dessus du canapé, afin de préparer son corps à l'impact imminent . Il s'écrasa sourdement contre la cloison, se protégea le visage quand les cadres se décrochèrent et se fracassèrent contre le carrelage. Julie continuait à hurler...    

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