Week-end suite 58

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- Allez, nom d'une pipe ! Dépêchez-vous, les garçons... Fabien passe nous prendre vers dix heures. Nous ne devons pas le faire attendre car la route est longue jusqu'à... Oups, j'ai failli vendre la mèche !

La jeune femme ramassa la serviette de table de Romuald et la posa sur la table.

- Allez maman, dis-le ! crièrent en cœur les deux frères. Où qu'on va ?

- Où qu'on va ? Mon dieu, c'est comme cela que je vous ai appris à parler ? Où va-t-on ? C'est ainsi que l'on s'exprime correctement.

Axel et Romuald s'esclaffèrent, amusés par l'expression navrée qu'arborait le visage de leur mère.

- Où qu'on va ? Où qu'on va ? hurlèrent-ils à tue-tête.

Clara rit à son tour mais refusa de répondre à leur interrogation car elle voulait leur faire la surprise. Les enfants étaient surexcités. Pour une fois, ils ne passeraient pas leur dimanche avachis sur le canapé, à jongler entre les écrans de la télévision, de leur téléphone portable ou celui de la tablette numérique. La jeune femme constatait avec regret - et malgré tous ses efforts pour les en dissuader - qu'ils étaient de plus en plus dépendants de ces instruments technologiques. Le problème, c'est que leur usage ne rendait pas forcément leurs utilisateurs plus intelligents. Les dernières notes scolaires n'étaient pas bien brillantes...

- On est bien d'accord, tous les deux, insista la jeune femme. Vous me laissez téléphone portable, DS et tablette ici. Il est hors de question d'emporter tout ça avec nous... De toute façon, là où nous nous rendons, vous n'en aurez pas besoin.

La sonnerie du téléphone retentit pour la deuxième fois de la matinée et pendant un millième de seconde Clara craignit que la sortie ne soit reportée mais elle reconnut immédiatement la voix d'Edmond Dufour. Il prononça quelques mots inintelligibles ponctuant chacun d'entre eux d'une respiration rauque et saccadée.

- Edmond, je suis désolée mais je n'ai rien compris à ce que tu viens de dire. Peux-tu éloigner un peu le combiné de ta bouche et parler plus distinctement, s'il te plait ?

- Clara, Bérengère ne répond pas au téléphone... J'ai l'impression qu'il n'y a personne chez elle ce qui est très inhabituel.

- Tu t'inquiètes un peu vite, Edmond. Tante Bérengère se rend parfois chez Line, la voisine d'en face qui lui vend des œufs. Elle y est peut-être à cette heure...

- J'ai déjà contacté Line qui ne l'a pas vue et de toute façon, Bérengère a récupéré ses œufs avant-hier... Non, c'est très bizarre et inquiétant.

Malgré elle, Clara commençait à se laisser gagner par l'angoisse.

- Les volets de la maison... ils sont ouverts ou fermés ?

- Ils sont ouverts...

- Alors, c'est qu'elle est bien rentrée, raccompagnée par Pierre, hier. Tu ne les as pas entendus ouvrir le portillon ?

- Tu ne comprends pas ; ce que j'essaie de te dire c'est que Bérengère n'a pas fermé ses volets hier soir... Elle est partie hier matin avec Pierre et c'est comme s'ils n'étaient jamais revenus de chez les Derruau.

- Qu'est-ce qui te permet d'être aussi affirmatif ?

- Je suis allé me coucher vers vingt-deux heures et en fermant mes propres volets, j'ai bien vu que les siens n'étaient toujours pas fermés. Je ne me suis pas vraiment inquiété, à ce moment-là. Je me suis dit que Bérengère allait sans doute rentrer chez elle plus tard parce qu'elle passait la soirée chez Pierre. Mais ce matin, je vois bien que rien n'a bougé chez elle. Elle n'a même pas rangé son vélomoteur dans la remise ce qu'elle fait systématiquement...

- Tu connais le numéro de Pierre Barrière ? Je vais lui téléphoner...

- Inutile, ma belle, c'est déjà fait ! Chez lui aussi, personne ne répond...

Clara eut une pensée fugitive pour Fabien, son sourire, et les falaises d'Etretat. Elle savait déjà que les garçons allaient être très déçus. Ils n'auraient pas l'occasion de pique-niquer au bord de la mer, comme prévu. Puis, elle annonça à Edmond qu'elle arrivait , qu'il devait l'attendre. Après avoir mis un terme à la conversation, la jeune femme composa à plusieurs reprises le numéro de téléphone de Bérengère mais sans que personne effectivement ne réponde à ses appels. Résignée et tout de bon inquiète, elle appela Fabien Gayraud pour annuler l'excursion ...


A travers le brouillard, le tracteur John Deere série 6M ressemblait à un gros insecte gris, échoué en bordure du sentier. Le véhicule agricole était pratiquement neuf puisque les fils Leroux avaient décidé d'en faire l'acquisition après avoir admiré un exemplaire d'exposition lors du dernier Salon de l'Agriculture. En effet, l'engin offrait de nombreuses qualités techniques et ergonomiques. Il était robuste, maniable, polyvalent. La cabine climatisée et le réfrigérateur électrique intégré promettaient une conduite confortable, même en cas de fortes chaleurs estivales. Enfin, le moteur de 170 chevaux, les seize vitesse avant et arrière et les quatre roues motrices faisaient de cet engin un outil indispensable pour la traction de charges lourdes, y compris sur des terrains pentus et accidentés. Derrière le tracteur, on devinait vaguement la forme allongée de la citerne, légèrement en biais et en travers du chemin.

Philippe se remémora la scène de la veille lorsque son vieux père, le visage livide, les lèvres tordues par un rictus de souffrance, avait basculé de la cabine, juste avant que Louis ne le rattrape de justesse. Les deux frères contournèrent le tracteur et en firent l'inspection car Louis avait émis l'hypothèse d'un problème technique ; un problème suffisamment sérieux pour provoquer le malaise d'André. Celui-ci, étant peu familiarisé à la conduite de l'engin agricole, avait peut-être provoqué un dysfonctionnement par un geste inapproprié. Rien ne semblait anormal. Le vieil homme avait eu le temps de dévier le tracteur vers le talus avant de s'effondrer sur le volant.

- Je vais ramener le 6M, décida Philippe en s'installant dans la cabine.

- Attends une seconde, s'écria Louis soudain traversé par une intuition.

Il marcha jusqu'à la citerne, frappa plusieurs fois de suite sur le flanc métallique du réservoir. Un son mat, sourd, confirma ses soupçons : la citerne était toujours remplie d'eau.

- Papa ne s'est jamais rendu jusqu'au pré, c'est ça ? supposa le plus jeune des deux frères en se penchant par la portière.

- Pour moi, il est bien monté jusque-là haut... Regarde, l'avant de l'engin est tourné dans la direction du village. Il n'y a pas assez de place ici pour faire demi-tour. A mon avis, le vieux s'est rendu jusqu'au champ mais pour une raison que nous ignorons, il est revenu avec la citerne pleine, comme s'il n'avait pas eu le temps de transvaser l'eau dans l'abreuvoir.

- Il a dû sentir qu'il allait avoir un malaise, ajouta Philippe. Il a compris qu'il allait s'évanouir alors il a tenté de rentrer le plus vite possible.

- Oui... c'est certainement ce qui s'est passé, murmura Louis tout en scrutant l'extrémité du sentier que paraissaient traverser de pâles fantômes.

- Nos vaches vont manquer d'eau... Je vais y aller, Louis.

Philippe avait la certitude que la réponse à la crise brutale qui avait frappé son père se trouvait là-haut, dans les collines.

- Ok ! Dans ce cas, je retourne à la ferme avec la camionnette...

Les deux frères se séparèrent. Philippe suivit la camionnette jusqu'au débouché du sentier sur la route communale puis amorça son demi-tour pour repartir en sens inverse.

- A tout à l'heure, cria-t-il à Louis, après avoir ouvert la vitre latérale. L'aîné des fils Leroux répondit à son cadet par un signe bref de la main...

A SUIVRE...


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