Week-end suite 25

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Quand la fille partit en courant, le vieillard pensa qu'elle ne s'en sortirait pas. Le taureau était tellement monstrueux et elle, tellement fragile... tellement minuscule. Pour ne plus entendre le vacarme provoqué par la poursuite à travers les broussailles et les mugissements de l'animal, l'homme s'était bouché les oreilles des deux mains puis il avait attendu... pas très longtemps. La silhouette massive du taureau venait d'apparaître, à quelques mètres, entre les branchages.

« Mon dieu ! Il a eu la petite et à présent, il revient pour moi ! »

Il se demanda si son imagination ne lui jouait pas des tours car, autour de lui, les arbres se balançaient lentement comme si le vent était en train de se lever, alors que ce n'était pas le cas. Les arbres tourbillonnaient de plus en plus vite dans une danse infernale qui lui donnait la nausée. Il comprit alors qu'il risquait de s'évanouir et il se gifla vigoureusement, à plusieurs reprises, pour rester éveillé. L'homme serra les cuisses plus étroitement autour de la fourche sur laquelle il était assis mais une douleur indicible explosa dans tout son corps avec la fulgurance d'une décharge électrique. Il hurla en regrettant de s'être mû trop vite sans avoir réfléchi aux conséquences que ses mouvements occasionneraient sur sa blessure. Une nuée de papillons noirs virevoltait devant ses yeux. Ses tempes bourdonnaient. Il inspira profondément à intervalle régulier afin de maîtriser la souffrance qui finit par s'apaiser, peu à peu.

Au même moment, des craquements se firent entendre en provenance du sol et le vieillard réalisa alors que ce n'était pas les arbres qui tanguaient autour de lui. C'était son arbre, celui dans lequel il s'était réfugié ; ce petit hêtre au houppier clairsemé, qui penchait dangereusement comme le mât d'un voilier rompu par la tempête. Le petit hêtre rendait l'âme, menaçant de se coucher en travers, à chaque seconde. Le vieil homme tenta d'évaluer la distance qui le séparait de l'arbre le plus proche. Il était conscient que sa jambe brisée ne lui permettrait pas de prendre suffisamment d'élan mais il devait tenter le tout pour le tout. Trois mètres... A trois petits mètres seulement, un chêne splendide, à la charpente massive, au feuillage argenté, déployait ses ramures alentour, narguant le malheureux, dans son hêtre moribond qui continuait à se coucher, millimètre par millimètre, dans un long et lugubre gémissement. Si seulement il avait pu se réfugier dans le chêne au lieu du hêtre...si seulement.

L'arbre s'immobilisa. Le vieillard retint sa respiration. Mais le taureau belliqueux  n'avait pas l'intention d'en rester là et quand le blessé le vit se précipiter contre le hêtre, il sut immédiatement que celui-ci n'y résisterait pas. Il jeta un regard résigné en direction du chêne, eut une pensée fugitive pour ses deux fils qu'il ne reverrait plus jamais avant d'enserrer le tronc plus fermement et se préparer à l'impact du choc. Le hêtre trembla sur sa base tandis qu'un jet d'écume gluante jaillissait des lèvres entrouvertes du taureau pour s'enrouler, tel un lasso, autour du tronc. L'arbre chavira, s'abattit sur le sol. Etourdi par la chute, l'épaule droite démise, le vieil homme ferma les yeux pour ne pas voir le taureau mettre fin à son existence...


Il observa le corps boursouflé avec une expression curieuse au fond de ses gros yeux sombres. Son poitrail blanc était souillé de sang et quelque chose d'indéfinissable - des débris de chair ou des lambeaux de vêtements - pendait misérablement de l'une de ses cornes. Le taureau huma l'odeur de la mort ; une odeur aigre, désagréable, qui rappelait celle de la peur. La peur avait une odeur. Le taureau l'avait sentie lorsqu'il avait veillé le veau, la nuit dernière, et que le petit avait compris, quelques minutes avant que l'aurore n'enflamme l'horizon, qu'il ne s'en sortirait pas. Ses muscles noueux roulèrent sous le cuir épais de sa peau pendant qu'il martelait la terre du sous-bois, une nouvelle fois. Le taureau resta ensuite figé un long moment comme s'il ne comprenait pas ce qu'il faisait là puis il recula et s'éloigna du cadavre. Il venait de se remémorer quelque chose. Les kilos de muscles, l'ossature robuste, les lourds sabots, les battements du cœur, le cerveau aux pensées décousues, volatiles ; tout cela appartenait à une machine à tuer. Incontrôlable. Incontrôlée...

WEEK-ENDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant