Philippe n'avait jamais entretenu de très bonnes relations avec son vieux père sans doute parce qu'il était né tardivement et que les années qui les séparaient avaient creusé un vide profond entre eux. La génération à laquelle appartenait André semblait tellement loin des préoccupations de celle de Philippe. Celui-ci était né en 1976, un soir d'hiver, à l'issue d'une grossesse non prévue. Il n'avait pas été un enfant désiré par ses parents, comme ses aînés, mais le résultat d'un « simple accident de parcours », formule qu'il répétait souvent car elle résumait assez bien, selon lui, le climat dans lequel il avait grandi.
Il avait toujours eu l'impression que ses parents étaient nés vieux. Dans les souvenirs les plus lointains de son enfance, André avait déjà les cheveux gris et le visage d'Amélie était déjà ridé. Assez tôt, il avait envié les camarades de sa classe avec leurs jeunes et jolies mamans qui s'attroupaient derrière la lourde grille en fer forgé de l'école en attendant de distribuer à leur progéniture goûters et câlins dès que la cloche retentissait. Les rares fois où sa mère était venue le récupérer, elle se tenait toujours à l'écart des autres parents. Même si elle lui souriait avec tendresse, Philippe ne voyait que les rides, la taille épaisse, le chignon austère et la robe informe qui emprisonnait son corps. Il avait fini par avoir honte d'être un enfant de vieux et avait demandé à sa mère de le laisser rentrer seul de l'école. Amélie avait accepté sans comprendre la vraie raison de cette demande. Elle avait tant à faire à la ferme que cette proposition l'avait immédiatement arrangée.
Pendant l'adolescence, les relations s'étaient tendues davantage avec André. Plus d'une fois, Philippe avait failli prendre la porte, ne jamais revenir mais ses frères et sa mère avaient su le convaincre de renoncer à mettre ses menaces à exécution. Finalement, il était resté jusqu'à aujourd'hui. En vieillissant, il avait appris à relativiser les choses, à réagir avec moins d'impulsivité, à comprendre un peu mieux ce vieux père qui l'effrayait tant mais qui avait également peiné à la tâche toute son existence pour pouvoir élever ses enfants avec dignité.
Le temps passant, les relations entre le père et son fils s'étaient apaisées. André avait accepté de laisser Philippe prendre davantage d'initiatives comme par exemple lorsque ce dernier avait décidé de se lancer dans la production de miel. André avait soutenu son projet dès le début et c'est ensemble qu'ils avaient installé les ruches dans les coteaux. Quand Amélie était décédée après une crise brutale de péritonite, André avait sombré dans une longue dépression et Philippe s'était lui-même surpris à réconforter son vieux père alors qu'il n'aurait jamais osé le prendre dans ses bras autrefois. Ils avaient tous les deux de vrais moments de complicité. Cette intimité nouvelle entre eux augurait de nouvelles perspectives à leur relation. Comme tous les autres membres de la famille, Philippe éprouvait un sentiment ambigu à l'égard du vieillard : un mélange de tendresse et de rancœur car il gardait encore en mémoire les coups de ceinturon, administrés sans ménagement par le patriarche de la famille quand, adolescent, il commettait des bêtises : chahuter un professeur au lycée ou chaparder dans les magasins. Philippe n'avait jamais lui-même élevé ses propres enfants dans la terreur de leur père. Il avait, au contraire, toujours préconisé le dialogue avec ses filles. Le dialogue, c'était justement cela qui avait manqué le plus entre André et sa progéniture.
En ce moment, cet homme d'une autre époque, façonné par des usages archaïques, agonisait peut-être à l'hôpital. Curieusement, Philippe analysait la situation avec une grande lucidité et, en cela, il se démarquait du reste de la famille. Le choc, il l'avait eu hier soir quand il avait découvert son père inconscient...
Il se pencha tout à coup sur le pare-brise en apercevant un groupe de personnes qui venait de surgir, derrière un bouquet d'arbres, au détour du sentier. Un homme se tenait en avant, une carabine à la main, précédé d'une jeune femme, de deux enfants et d'un petit chien. Ils ne ressemblaient pas à des chasseurs ni à des promeneurs d'ailleurs. Il y avait quelque chose d'inquiétant dans leur façon de se mouvoir, un peu comme s'ils étaient étourdis ou souffrants. Leurs corps oscillaient lentement de gauche à droite, rappelant la démarche des zombies des séries télévisées que Philippe affectionnait. Il ralentit quand l'homme fit soudain tournoyer la carabine au-dessus de sa tête avant de se retourner vers ses compagnons. L'agriculteur supposa qu'il leur avait demandé d'accélérer le pas car la jeune femme et les enfants redoublèrent d'efforts pour parvenir jusqu'au tracteur. Philippe sauta d'un bond au bas de l'engin.
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WEEK-END
Mystery / ThrillerA l'occasion d'un week-end dans leur maison secondaire de Giverny, Nicolas Derruau, son épouse Marie et leurs deux enfants sont victimes d'une agression menée par trois jeunes délinquants, fraîchement échappés d'un centre du nord de la France. Un vé...