Kate Silcox ouvrit la portière mais avant d'avoir pu poser un pied sur le marchepied, la jeune femme fut tirée sans ménagement par Philippe Leroux à l'intérieur de l'habitacle. L'agriculteur était furieux.
- Ca va pas, ou quoi ? Vous êtes timbrée, ma parole !
- Mais nous devons faire quelque chose, hurla-t-elle en proie à la panique. Nous n'allons quand même pas le regarder mourir sous nos yeux !
Julie courut jusqu'à l'ouverture, appela son père à plusieurs reprises , les joues barbouillées de larmes.
- Mais taisez-vous donc, ordonna Philippe en forçant Kate à se rasseoir. Vous êtes en train d'affoler cette pauvre gamine !
Il venait à peine de prononcer ces derniers mots que le taureau surgissait déjà de la barrière de ronciers qui coiffait le talus, juste derrière le tracteur. L'animal se jeta, tête baissée, contre l'engin agricole. Le choc déséquilibra les occupants. Philippe et Kate se retrouvèrent au sol auprès d'une Scarlett terrifiée. Julie bascula dans le vide, tenta de s'agripper à la poignée de la portière avant de tomber en avant. Dans un splash retentissant, la fillette atterrit violemment dans la boue.
Kate eut conscience que le tracteur glissait lentement pendant une interminable minute avant de s'immobiliser. La jeune fille releva la tête et chercha le taureau des yeux mais l'animal semblait s'être volatilisé encore une fois, tel un fantôme démoniaque.
-Est-ce que ça va ? s'enquit Philippe en l'aidant à se relever. Kate ne répondit même pas.
Elle venait de comprendre que Julie ne se trouvait plus dans la cabine. Elle découvrit la fillette, gisant au milieu du sentier, fortement ébranlée sous l'effet de sa chute. Le souvenir douloureux d'une rue d'Exeter traversa ses pensées avec la fulgurance d'un coup de tonnerre. Elle commença à suffoquer. Ce jour-là, elle avait lâché la main de son petit frère sur le trottoir où déambulaient les touristes qui se dirigeaient tous du même pas assuré vers la cathédrale, le joyau architectural de la ville. Oh, pas longtemps... juste quelques secondes afin de laisser circuler les visiteurs et profiter de cette courte halte pour vérifier que la liste des courses, confiée par sa mère juste avant de se rendre à l'épicerie, se trouvait toujours dans la poche de son jean. Des secondes qui avaient suffi à Caleb pour s'éloigner d'elle de deux à trois pas et se faire faucher sur le trottoir par un chauffard ivre, devant les yeux ébahis de toute la foule; chauffard qui hantait quotidiennement les nuits et les remords de Kate depuis. Si seulement elle avait continué à tenir fermement la main de Caleb... si seulement.
Elle n'avait pas été capable de sauver son petit frère mais elle ne laisserait pas le taureau piétiner Julie sans rien faire pour l'en empêcher. La jeune fille sauta dans le vide, courut jusqu'à la fillette qui recouvrait lentement ses esprits.
- Vous êtes folle, bon sang ! Revenez immédiatement...hurla Philippe, du haut du tracteur mais sa voix se perdit dans le vacarme du vent et de la pluie.
Le taureau sortit tranquillement de la forêt puis s'arrêta au milieu du sentier, séparant Nicolas d'un côté du chemin et Kate et Julie de l'autre. L'étudiante plaqua sa main sur la bouche de la petite fille pour l'empêcher de hurler. Autour d'eux, on n'entendait plus que les crépitements de la pluie sur les carrosseries. Le taureau respirait sourdement. Ses naseaux frémissaient. Toute la masse musculeuse de son corps était nimbée d'une nappe blanchâtre de sueur chaude qui ondulait lentement autour d'elle. Son poitrail était maculé de sang, la corne droite, brisée, pendait misérablement au-dessus du front.
Philippe ne reconnaissait plus en cette créature, le beau et paisible Oscar ; ce taureau splendide qui - quelques jours auparavant - foulait encore avec majesté l'herbe épaisse de la prairie. Et pourtant, cette monstruosité ensanglantée, aux yeux furibonds, avait été autrefois un adorable veau qu'il avait lui-même aidé à naître.
L'agriculteur fit un geste en direction de Kate afin qu'elle revienne lentement vers lui avec Julie.
- Pas de mouvements brusques, gronda Nicolas. Surtout, pas de mouvements brusques... Je ne peux pas encore tirer, pas encore...
- Papa, murmura Julie. J'ai peur...
Kate prit la main de la fillette et elles firent marche arrière ensemble en direction du tracteur. Le taureau ne les quittait pas des yeux. Nicolas se rapprocha de l'animal, à petits pas, afin d'avoir un meilleur angle de tir et augmenter les chances d'atteindre sa cible. Kate fit passer Julie derrière elle et sans se retourner, la poussa doucement vers le marchepied où elle fut récupérée par Philippe. La jeune femme trébucha sur un silex dissimulé dans la boue au moment où elle se retournait pour regagner la sécurité toute relative de la cabine. Le taureau fendit le rideau de pluie et se précipita sur l'étudiante. En se relevant, Kate observa la montagne de muscles qui fondait sur elle. Tétanisée par la stupeur, elle n'eut pas même le temps de penser qu'elle allait certainement mourir, que le miracle n'aurait pas lieu cette fois-ci ; pas comme l'autre jour dans la camionnette.
Un réflexe de conservation lui fit faire un écart suffisant pour qu'elle puisse éviter la pointe de la corne. Puis, elle sentit qu'on la bousculait, qu'on la tirait de tous côtés, qu'on la hissait. Finalement, elle se retrouva à l'intérieur de la cabine. Philippe Leroux venait de lui sauver la vie. Il était penché sur elle, lui murmurait des mots qu'elle ne comprenait pas. Pendant une seconde encore, elle resta cette petite fille d'Exeter, pleine de contrition ; celle qui avait lâché la main de son frère il y avait très longtemps sur un trottoir bondé...
Nicolas courut jusqu'à la citerne tandis que le taureau, emporté par son élan, dérapait dans la boue.
- Il faut en finir, tu entends ? Il faut en finir...
L'animal râlait, comme exténué, sa lourde tête penchée sur la terre noire. Un nuage de mucosités s'échappait de ses narines dilatées. De longs fils gluants de bave s'étiraient mollement de ses lèvres entrouvertes jusqu'au sol.
- C'est fini ! hurla Nicolas une seconde fois.
L'animal se redressa, écouta la voix. Nicolas colla son œil à la hausse, visa le taureau. La déflagration étourdissante couvrit un instant les crépitements de la pluie. Le premier projectile transperça le thorax, se logeant à quelques centimètres sous le cœur palpitant du bovin. Un jet rouge vif jaillit de la blessure, éclaboussa la boue noire du chemin. La douleur réveilla la rage de l'animal qui se jeta sur Nicolas avec une rapidité qui déconcerta ce dernier. Le second projectile faillit manquer sa cible mais le taureau releva la tête et la balle le frappa en plein milieu du front, détruisant une partie du cerveau. Oscar émit un cri plaintif, bascula sur le flanc gauche. Ses pattes avant fauchèrent les jambes du tireur qui chavira à son tour dans la boue.
- C'est fini... répéta le jeune homme légèrement étourdi en se trainant jusqu'à l'animal. Tu ne pouvais plus continuer ainsi. Il le fallait... il le fallait...
Le taureau respira encore faiblement pendant quelques secondes puis ses yeux noirs, fiévreux, se voilèrent avant de devenir vitreux. Il eut encore le temps de voir la main de Nicolas s'approcher de lui pour se poser sur son front brûlant puis il mourut...
A SUIVRE...

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WEEK-END
Mistero / ThrillerA l'occasion d'un week-end dans leur maison secondaire de Giverny, Nicolas Derruau, son épouse Marie et leurs deux enfants sont victimes d'une agression menée par trois jeunes délinquants, fraîchement échappés d'un centre du nord de la France. Un vé...