Week-end suite 70

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Ils baissèrent tous les deux la tête juste à temps et se retrouvèrent dans une posture inconfortable, les jambes quasiment repliées et coincées contre leur poitrine. Clara avait la sensation affreuse qu'elle allait être enterrée vivante. L'arrière de la citerne déchira le toit du véhicule comme s'il s'agissait d'une vulgaire feuille de papier et elle jeta son ombre démesurée sur les passagers. En même temps, la calandre de la Citroën fut submergée par la boue noire du chemin. Eclaboussée, frigorifiée, la jeune femme chercha à tâtons la poignée de la portière mais le panneau était tordu dans ses gonds et il était impossible de le manœuvrer.

- Il est parti, s'écria la voix de Nicolas, derrière le couple. Je viens de le voir disparaître dans les taillis. Il n'y a pas une minute à perdre...

La carabine dans une main, l'enseignant se hissa par le pavillon défoncé mais sentit tout à coup une main de fer se refermer sur sa cheville gauche.

- Eh, ça va pas, mon vieux ! Qu'est-ce qui vous prend ? Lâchez-moi donc !

- Il me prend que je ne tiens pas à vous voir commettre une folie, éructa Fabien Gayraud en accentuant au contraire sa prise. Si le taureau est vraiment parti alors nous devons rester dans cette voiture... ou ce qu'il en reste. On y est davantage à l'abri qu'à l'extérieur.

- Vous vous trompez justement... répliqua Nicolas en dégageant son pied d'un geste brusque. C'est maintenant ou jamais... Laissez-moi quelques minutes pour évaluer la situation puis vous suivrez mes indications, ok ?

Les trois passagers acquiescèrent d'un hochement de tête, les yeux exorbités par l'effroi.

Nicolas sauta à pieds joints dans la boue et fut instantanément trempé par le déluge.

- A nous deux, maintenant, murmura-t-il. Je t'attends... Nous devons en finir toi et moi, une bonne fois pour toute.

Il tenait la carabine fermement serrée contre son torse. Autour de lui, les arbres se tordaient dans le vent et les feuilles arrachées tourbillonnaient frénétiquement au-dessus du chemin. La boue glaciale pénétrait déjà dans ses chaussures. Le taureau se dissimulait quelque part dans le sous-bois. Nicolas redoubla de vigilance car le monstre allait sortir de sa tanière, d'une minute à l'autre...


Le taureau trottina jusqu'à l'érable et frotta longuement son flanc ventru contre le tronc sombre de l'arbre. Puis, il parut se rappeler la présence du vieil homme qui l'observait et se dirigea droit sur lui, à grandes foulées. André Leroux avait l'impression que l'animal s'amusait à ses dépens ; un peu comme s'il lui disait :

« Vais-je t'écraser tout de suite ? Ou bien te laisser croire que tu vas t'en tirer ? ».

- J'ai échoué, songea André quand le taureau s'immobilisa à quelques centimètres de son visage.

Il ferma les yeux pour ne pas donner la satisfaction au monstre de lire la terreur dans son regard juste avant que ses cornes ne le transpercent. Mais la seule sensation que le vieillard ressentit fut celle d'un léger déplacement d'air au moment où l'animal le frôla. Quand André ouvrit à nouveau les yeux, le taureau avait disparu. Il se retourna et l'aperçut au loin qui poursuivait son chemin sans plus se préoccuper de lui. Le suivre. Amélie avait insisté sur ce point. André ne devait jamais quitter le taureau des yeux ou il risquait d'errer à jamais dans ce dédale de fougères, de broussailles et d'arbres tantôt dénudés et tantôt couverts de feuilles.

Tout ce décor lui était familier et en même temps étranger, ce qui semblait paradoxal, un peu comme si les repères – un arbre mort, un bouquet d'aubépines ou la clairière recouverte de feuilles – frappés d'un sortilège mystérieux, se transformaient soudain, changeaient de place, de forme, de couleur, l'empêchant ainsi de retrouver son chemin. Le vieil homme avait l'impression d'évoluer dans un entre-monde inquiétant ce qui était, en réalité, un peu le cas. Imaginer qu'il pouvait passer le reste de l'éternité prisonnier de ses limbes effroyables n'avait rien de réjouissant !

Il se mit à courir en direction du taureau avec la vélocité surprenante d'un homme de vingt ans. Son état physique était le pendant de ce décor qui évoluait sans cesse. Un moment paralysé et dans la seconde qui suivait, la vigueur d'un sportif aguerri.

Le taureau déboucha tout à coup du sous-bois et s'engagea sur un chemin de sable doré. André le suivit prudemment, impressionné par l'éclat éblouissant des milliards de grains de sable qui semblaient réfléchir le peu de lumière qui éclairait pourtant la forêt. Un enchevêtrement de branches cassées bordait le sentier et la plupart des arbres n'avaient plus de cimes comme si un couperet gigantesque les avait décapités d'un seul coup. Le taureau leva tout à coup son mufle vers le ciel gris, huma pendant plusieurs minutes de mystérieuses effluves que lui seul parvenait à déceler avant d'abandonner le chemin de sable fin pour sauter d'un bond au-dessus des branches qui gisaient sur le bas-côté.

- Oh, non... non. Pas par-là ! maugréa André en hésitant à s'éloigner du sentier rassurant qui dessinait un ruban sinueux sous les arbres. Je veux rester sur le sentier de sable. Je ne veux pas affronter encore une fois l'obscurité de la forêt...

Mais les mots d'Amélie résonnaient toujours dans son crâne. Si le taureau quittait le sentier, c'est parce que celui-ci ne conduisait probablement pas à la sortie. Le vieil homme trébucha au milieu du tas de branches, se redressa, balança des coups de pieds pour se frayer un chemin puis escalada un large talus qui venait de surgir devant lui. Il glissa, se rattrapa à un bouquet d'orties blanches qui lui brûla les poignets. Et brusquement, il fut précipité dans un monde glacé et sombre. Une douleur intolérable traversa ses muscles. Il redoubla d'efforts pour s'extirper d'un rideau de ronces qui s'accrochait à ses vêtements.

André releva la tête et découvrit le taureau qui traçait un passage à la base du talus, arrachant broussailles et taillis. Le vieil homme se laissa glisser le long de la pente avec la conviction profonde qu'il ne devait plus se retourner ou hésiter. Il fallait marcher, vite. Vers l'avant, toujours vers l'avant. Le taureau l'entraina jusqu'à une clairière que le vieillard ne connaissait pas. Il se retrouva sous un ciel bleu ; un ciel d'été. Il chancela, résista à la force étrange qui tentait de l'empêcher d'avancer et il courut jusqu'au milieu de la clairière avant de se laisser tomber dans l'herbe grasse, soyeuse comme un drap de soie.

- C'est Oscar, hurla-t-il à la surface du ciel que traversait un convoi silencieux d'oiseaux blancs. Amélie avait raison. C'est le taureau qui m'a sauvé...


- C'est le taureau qui m'a sauvé, murmura le vieillard, le front luisant de transpiration.

L'infirmière avait du mal à maintenir les bras du malade ; un malade qui visiblement ne souffrait plus du tout d'aphasie ou de paralysie.

- Monsieur Leroux, vous m'entendez ? Réveillez-vous, monsieur Leroux...

La jeune femme posa un gant humecté d'eau fraîche sur le front du patient, soudain redevenu très calme. Il fallait avertir le médecin puis la famille. Le vieillard était en phase de réveil.

A SUIVRE...


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