Week-end suite 67

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Clara était frigorifiée. Elle boutonna sa veste et glissa ses mains dans les poches pour tenter de se réchauffer. Si seulement ce tracteur pouvait rouler plus vite !

Fabien parut lire dans ses pensées :

- Ce monsieur a raison de rouler aussi lentement car la citerne peut chavirer à chaque moment.

La jeune femme tourna son visage vers la portière et suivit distraitement le fin réseau de rigoles luisantes que la pluie paraissait avoir creusé sur toute la surface de la vitre.

Une silhouette imposante, immaculée, creva le rideau sombre de la forêt et bondit en travers du chemin devant la voiture. Fabien Gayraud poussa un cri de surprise en donnant instinctivement un brusque coup de volant à gauche pour éviter la collision...



Les années ne l'avaient pas changée. Son visage était identique à ce qu'il avait été quinze ans auparavant. Elle était vêtue de la robe bleue à laquelle elle avait accroché la broche d'argent, en forme de dauphin, qu'il lui avait offerte pour son trentième anniversaire. Elle était coiffée, maquillée, ce qu'elle avait trop rarement fait au cours de son existence car les occasions de s'occuper un peu de soi avaient été souvent épisodiques. Elle l'attendait, assise sur le banc qui faisait face à la ferme. Elle lui sourit franchement quand il chemina à petits pas vers elle.

- Oh, regardez-moi un peu, le gronda-t-elle tendrement en s'apercevant qu'il n'avait pas boutonné son col de chemise. Voilà qui est mieux...

Le vieil homme restait sans voix, la contemplant comme s'il s'agissait d'une créature surnaturelle qui n'aurait jamais dû se trouver là, dans la cour de sa ferme.

- Eh bien André, c'est une façon de m'accueillir ? J'avais imaginé, après tout ce temps, que tu m'aurais serrée contre toi avant de m'embrasser...

- C'est que... tu es si... si réelle, si vivante ! bafouilla le vieux paysan.

Elle rit et il se rappela qu'il avait toujours aimé son rire. Une vague de tendresse le submergea. Il prit le visage de son épouse entre ses mains pour déposer un baiser léger sur ses lèvres.

- Tu sais, je ne vous ai pas vraiment quittés les garçons et toi. J'ai toujours été un peu présente, à ma façon.

Il hocha la tête sans vraiment chercher à comprendre ce qu'elle essayait de lui dire.

- Oh, j'ai oublié de te dire : je suis paralysé...

A l'instant où il prononça ces mots, il sentit ses bras devenir mous et il les regarda retomber le long de son corps comme deux spaghettis trop cuits, glissant d'une casserole d'eau bouillie.

- Je ne peux plus bouger, Amélie !

- Paralysé, toi ? Qu'est-ce c'est que ces balivernes ? Allons-donc ! Pour le moment, tu te sens peut-être paralysé mais cela ne signifie pas pour autant que tu le sois réellement. Entre ce que l'on croit être une certitude et la réalité, les choses peuvent être très différentes, tu le sais bien.

- Mais regarde !

Et il gigota inutilement.

Amélie haussa les épaules. Une lueur malicieuse dansait dans ses yeux.

- Je suis venue pour te ramener.

- Me ramener ? Mais où donc ? Pas à la ferme, puisqu'on s'y trouve déjà...

- Vraiment ?

La cour avait disparu tout comme l'habitation. Le vieux couple était entouré d'arbres.

- Qu'est-ce que c'est que toutes ces diableries, ma parole ?

Elle rit une nouvelle fois puis ajouta qu'il allait rentrer chez lui pour retrouver ses fils et leurs familles. Elle se faufila entre les troncs comme si elle glissait sur un miroir de glace. Lui était incapable de se mouvoir tandis qu'elle s'éloignait de plus en plus vite.

- Attends-moi, je ne peux te suivre... Et puis, on n'a même pas parlé de toi, de ce que tu deviens...

- Mon pauvre André, commença-t-elle en se retournant lentement vers lui. Là où je suis, je ne deviens rien, tu t'en doutes bien, enfin... Je me contente d'avoir été et ce n'est déjà pas si mal quand on y pense !

- Je ne comprends rien, rien du tout...

Les mugissements du taureau retentirent quelque part autour d'eux, terrorisant le vieil homme. Devant lui, dans sa belle robe bleue, Amélie était toute menue, toute vulnérable.

- Tu dois partir très vite, ma chérie, lui cria André. Oscar n'est plus contrôlable, il est devenu fou... Il va te piétiner si tu restes là !

Mais elle ne paraissait pas du tout consciente du danger qui la menaçait. Elle leva la main et dessina une arabesque au-dessus d'elle d'un ample mouvement du bras comme si, par ce simple geste, elle rejetait au loin la prédiction alarmiste de son époux.

- Le taureau ne te fera aucun mal, vieux fou ! Il va te guider au contraire, dans ce labyrinthe de chimères où tu risques définitivement de t'égarer. Ecoute bien mon conseil : ne quitte jamais cet animal des yeux et suis-le où qu'il aille... Marche à présent, mon cher faux paralytique...

Une chaleur soudaine se répandit immédiatement dans tous ses membres et ses jambes se détachèrent du sol comme par enchantement. Il releva la tête pour informer son épouse mais celle-ci avait disparu...



L'automobile dérapa avant de s'immobiliser.

- Qu'est-ce que c'était ? s'écria Fabien, le front luisant de transpiration.

Ses mains serraient le volant si étroitement que les jointures de ses doigts avaient blanchi.

- Je n'ai rien vu, dit Sébastien d'une voix détimbrée. Qu'y a-t-il ?

- Ne vous arrêtez surtout pas, ordonna son père à l'attention du conducteur indécis. Vous devez suivre le tracteur jusqu'au village... Sébastien, tu as bien accroché ta ceinture de sécurité ?

- Oui, bien sûr... Pourquoi ?

- Pour rien, mon grand... C'est plus prudent, c'est tout.

Mais le regard effrayé de Nicolas en disait suffisamment long et l'adolescent comprit que le taureau les avait retrouvés. Il déambulait quelque part, tout près d'eux. Il allait continuer à les persécuter. Sébastien dissimula son visage entre ses mains et ramena ses genoux sous son menton. Nicolas passa un bras rassurant autour des épaules de son fils.

- Je ne suis pas fou, insista Fabien. J'ai aperçu une forme blanche qui sortait de la forêt. Elle s'est précipitée sur nous, et puis plus rien... plus rien du tout !

Nicolas plissa les yeux mais à travers les vitres ruisselantes d'eau de pluie, on ne distinguait rien d'autres que les contours confus des arbres et le sol boueux.

- Suivez le tracteur ! ordonna-t-il pour la deuxième fois. Nous ne devons pas nous laisser distancer.

Le conducteur manœuvra. En patinant, les roues arrières projetèrent une giclée d'eau noirâtre contre les troncs d'arbres. Fabien parvint à dégager le véhicule d'une ornière et à lui faire reprendre sa place derrière la citerne...

A SUIVRE...


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