Week-end suite 53

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Il cheminait à petits pas dans une allée envahie de brouillard. Les troncs des arbres se profilaient, au-dessus de la chape de brume, tels des mâts de navires, pointés vers le ciel.

A l'extrémité de l'allée, une forme laiteuse se détacha contre le manteau vaporeux et ondulant ; une forme vague qu'il ne reconnut pas immédiatement. Sans savoir pourquoi, il commença à courir vers la forme. Plus il se rapprochait d'elle et plus elle ressemblait à un taureau gigantesque et pas n'importe lequel car, à présent, il en était certain : il s'agissait d'Oscar, son taureau ! Le brouillard se délita comme par enchantement lui permettant de découvrir un amas indescriptible de corps enchevêtrés de veaux et d'êtres humains. Il lui était presque impossible de déterminer à qui appartenait les têtes, les bras, les pattes, les jambes ou les cornes. Raidis par la mort dans des postures grotesques, les cadavres en putréfaction ressemblaient à des créatures démoniaques, surnaturelles, mi-humaines mi-animales. Ce charnier épouvantable se dressait, telle une muraille infrangible entre lui et le taureau...

Le vieillard ouvrit les yeux sur un plafond immaculé. Une forte odeur de détergent ammoniaqué assaillit ses narines et il supposa qu'il se trouvait couché dans un lit d'hôpital. Il n'avait par contre aucun souvenir de la manière dont il était arrivé jusqu'ici. André essaya de tourner la tête mais renonça car une céphalée atroce broyait son cerveau.

- Il reprend conscience, dit une voix de femme quelque part, à côté de lui.

Son cerveau était devenu un caisson de résonnance et les mots tintinnabulaient à l'intérieur de son crâne, tels des grelots. Ces sons discordants accentuaient sa souffrance.

- Laissons-le se reposer, chuchota une autre voix.

Un bruit sec de talons claqua sur le sol carrelé, une porte grinça plaintivement avant de se refermer. Le vieil homme sentit une grande lassitude l'envahir puis il sombra dans un sommeil réparateur.

- Il n'est plus tout jeune, constata le médecin de garde en contournant le bureau.

L'aide-soignante qui fourrageait dans un des tiroirs acquiesça d'un signe de tête avant de sortir de la pièce minuscule.

- Vous ne nous apprenez rien, commenta Louis avec une certaine froideur.

- Votre père a-t-il été indisposé ces derniers jours ? insista le médecin, probablement un interne de nuit.

- Il ne souffre d'aucun mal, il est vieux, tout simplement... répondit Caroline, les joues en feu.

L'agricultrice avait l'impression d'avoir ouvert les portes de l'Enfer dès qu'elle était entrée dans la pièce. La chaleur qui y régnait était suffocante. Louis renchérit en précisant que son vieux père s'assoupissait beaucoup plus souvent qu'autrefois. Il semblait épuisé et s'endormait n'importe où, à table, dans son fauteuil ou sous les arbres, dans la cour. Le jeune médecin prit le temps de noter quelques informations sur une fiche cartonnée : le nom du médecin traitant, celui des médicaments qu'André prenait pour réduire son taux de cholestérol.

- Nous allons le garder en observation cette nuit. Sa tension est redevenue normale et la crise de tachycardie est enrayée...

- Qu'est-ce qui a bien pu se passer ? demanda Philippe plus pour lui-même que dans l'objectif d'obtenir une réponse satisfaisante.

- Difficile à dire pour le moment... Nous devons attendre les résultats des examens programmés très tôt dans la matinée. Ils devraient nous permettre d'identifier la cause du malaise de votre père. Un choc émotif particulièrement violent, une baisse de tension, un malaise vagal... Qui sait ? Nous avons d'ores et déjà écarté l'accident vasculaire cérébral ce qui aurait engagé un risque vital pour le patient.

- A-t-il des chances de s'en sortir vu son grand âge ?

L'expression circonspecte de l'interne ne les rassura pas. Quelque part dans l'hôpital, un malade gémissait et une femme, probablement une infirmière, tentait de le calmer. Caroline n'avait plus qu'un souhait à présent : partir de cet endroit surchauffé au plus vite. L'odeur aseptisée à laquelle se mêlaient des effluves douteuses lui donnait la nausée. L'interne parut lire dans ses pensées.

- Il est préférable que vous rentriez chez vous. Monsieur Leroux est pris en charge et nous allons le surveiller attentivement cette nuit. Il se repose et il se pourrait, après les examens de demain, qu'il regagne sa ferme plus tôt que vous ne le pensez. Nous vous appellerons si nécessaire.

Ils se retrouvèrent tous les trois, hébétés, au milieu du parking désert. Un violent courant d'air balaya le bitume, les obligeant à se réfugier rapidement à l'intérieur de leur automobile.

- Tout de même, maugréa Philippe. Il y a quelque chose de bizarre dans cette histoire... Vous avez vu ses yeux, tout à l'heure ?

- Ses yeux ? répéta sa belle-sœur, sans comprendre.

- Les yeux de papa... Alors, vous n'avez rien remarqué ?

- Mais quoi donc ? s'exclama Louis, de plus en plus intrigué. Qu'aurions-nous dû remarquer ?

- Ils étaient comme exorbités et exprimaient une telle terreur... Comme si papa avait vu quelque chose d'effrayant... Non, pire que ça : papa avait l'air épouvanté !

Caroline frissonna :

- Le docteur a bien dit qu'une émotion violente pouvait provoquer ce type de malaise...

- Si c'est le cas, ajouta Philippe tandis que Louis démarrait l'automobile, je me demande ce que papa a bien pu voir là-haut, dans les collines...

A SUIVRE...


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