Week-end suite 37

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L'air était lourd, comme chargé d'électricité. La joue gauche posée dans un tapis de feuilles mortes, il écarquilla les yeux pour observer une longue file de cloportes qui se réfugiaient tranquillement sous une large écorce de bois pourrissant. Le garçon avait l'impression d'être l'unique être humain survivant d'un monde, à présent solitaire, peuplé exclusivement d'insectes et de taureaux fous furieux. Il se mordit les lèvres pour ne pas hurler de douleur et reprit sa lente progression en direction de l'habitation. Une branche craqua avec un bruit sec derrière lui et avant qu'il n'ait pu faire le moindre mouvement, deux bras se glissèrent sous ses aisselles et le soulevèrent. Une voix qu'il reconnut immédiatement murmura à son oreille :

- J' suis là, mon vieux... Je vais t'aider, on va s'en sortir...

Un peu plus loin, le taureau venait de tendre l'oreille, intrigué par le craquement bref qu'il avait entendu en provenance du sous-bois. En une seconde, tous ses muscles, tous les neurones de son cerveau bovin furent mobilisés et à l'affût du moindre craquement, glissement, soupir qu'il percevait depuis un moment même s'il ne le montrait pas. Tous ces bruits, aussi légers soient-ils, étaient autant de preuve que quelque chose bougeait et rampait dans la forêt ; quelque chose de vivant que le taureau désirait rendre inerte et immobile, pour toujours... L'animal s'ébroua, trottina jusqu'à la grille. Les naseaux frémissants, il gravit prestement les quelques marches et traversa la pelouse. Dans une minute, il aurait contourné la maison...


La jeune fille ne parvenait pas à débloquer la pédale, coincée dans le mince interstice qui séparait le mur du convecteur mural. Elle commença à s'affoler, tenta de peser de tout son poids sur la roue avant, espérant faire levier... en vain. Le vélo resta prisonnier du châssis de la fenêtre. De son côté, toujours à l'extérieur, Marie s'acharnait sur le guidon puis finit par comprendre que sans l'aide de Nicolas ou celle de Sébastien, elles n'arriveraient à rien, à elles seules. Elle s'apprêtait à demander à Kate d'aller chercher son fils quand le taureau surgit soudain sur sa droite, au coin de l'habitation. La jeune femme sentit les muscles de ses jambes se durcir instinctivement et la respiration lui manqua. L'animal longea lentement la forêt, la tête tournée vers le sous-bois, comme s'il cherchait quelque chose ou quelqu'un à travers les broussailles. Il s'immobilisa un instant, souffla bruyamment avant d'élaborer un fulgurant demi-tour. Ses yeux sombres croisèrent ceux de Marie. Dans la salle de bains, Kate s'était recroquevillée contre l'armoire à pharmacie, le visage dissimulé derrière les mains pour ne pas assister à la séquence d'horreur qui s'annonçait. Le taureau allait tuer Marie. Pour le moment, l'animal semblait indécis, fixant la jeune femme avec une sorte de détachement. Celle-ci avait la curieuse impression que le taureau réfléchissait à ce qu'il allait faire d'elle; un peu comme s'il n'avait pas encore décidé s'il fallait la considérer comme une ennemie ou une rencontre fortuite qui devait, au contraire, le laisser indifférent.

Avec la régularité d'un métronome, ses gros yeux roulaient du sous-bois à la femme, pétrifiée de peur. Son poitrail était maculé de sang et il luisait d'une transpiration fétide dont les effluves se répandaient dans tout le jardin. Marie sortit enfin de sa torpeur tandis qu'un silence oppressant s'installait autour d'elle. La jeune femme évalua les chances qu'elle avait de regagner l'intérieur de la maison. Elle n'avait qu'une toute petite possibilité et encore... seulement si elle agissait rapidement. Il lui faudrait se faufiler entre le montant de la fenêtre et le dérailleur... un espace minuscule. Elle se blesserait très certainement mais c'était le seul moyen qu'elle avait de s'en sortir puisque ce satané vélo encombrait la fenêtre. Le taureau fit quelques foulées dans sa direction puis s'immobilisa à nouveau.

Brusquement, les aboiements frénétiques de Scarlett firent exploser le silence. Les deux femmes sursautèrent.

- Pour l'amour du ciel, faites-la taire ! gronda Marie sans lâcher le taureau des yeux.

Mais la chienne était terrorisée par le taureau dont elle sentait la présence très proche. Kate ne parvenait pas à la calmer. Excité par la chaleur et les aboiements stridents, le taureau chargea à la vitesse d'un éclair. Marie se jeta dans le passage étroit qui représentait son unique salut et se cogna contre le pédalier puis contre le châssis de la fenêtre. Elle tendit ses bras en direction de l'étudiante. Kate se précipita, agrippa les poignets de Marie, tira de toutes ses forces pour la faire basculer dans la pièce. Curieusement, la jeune femme ne ressentait plus aucune peur. Dès que le taureau avait chargé, la peur s'était volatilisée. Ses yeux s'accrochaient aux yeux de Kate. Elle se noyait dans le regard épouvanté de l'étudiante qui s'agitait au-dessus d'elle, comme pour y trouver, au-delà de la terreur, la preuve de son courage et de sa volonté farouche à vouloir la sauver. Elle grimaça de douleur quand la pédale s'enfonça dans son estomac. Tout à coup, alors que la moitié de son corps pendait dans la salle de bains, une douleur atroce traversa son mollet gauche et un voile rouge passa devant ses yeux. La jeune femme perdit connaissance quelques secondes avant de tomber lourdement sur le carrelage.

- Il ne faut pas rester ici, hurla Kate en l'aidant à se relever.

Un coup sourd fit trembler les murs de la maison et le vélo chavira dans la pièce. Presque aussitôt, le convecteur mural se décrocha avec fracas, glissa sur le carrelage, fauchant au passage la jambe meurtrie de Marie. La jeune femme se rattrapa tant bien que mal au lavabo, jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. De l'autre côté de la fenêtre, le taureau écumait de rage. Au même instant, Nicolas et Sébastien se ruèrent dans la salle de bains. L'animal tentait d'enjamber le rebord de pierre.

- Mais sortez donc ! Sortez ! ordonna Nicolas totalement hagard.

Il poussa tout le monde hors de la pièce. Les vitres explosèrent et des débris de verre frappèrent son visage. Un long gémissement sinistre se fit soudain entendre et une partie de la cloison, sous la fenêtre, tomba sur le sol dans un nuage de poussière blanche. Le taureau essayait, à coups redoublés, d'agrandir l'ouverture pour pouvoir pénétrer dans l'habitation. Nicolas recula lentement vers la porte, épouvanté et presque fasciné par l'acharnement que mettait ce monstre à vouloir les détruire. Kate avait eu raison dès le début ! Cet animal n'était pas un animal ordinaire. Il avait décidé de tuer invariablement tous les êtres humains qui croiseraient sa route. Nicolas verrouilla la porte en ayant la conviction que cette fois-ci, rien n'empêcherait le taureau d'atteindre son objectif. Rien ne pourrait le retenir, aucun obstacle ! La petite maison de la forêt ne les protégerait pas...

A SUIVRE...


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