Week-end suite 45

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Johann ouvrit les portes du buffet dès que les hurlements de la chienne s'élevèrent dans l'habitation. L'adolescent heurta une pile d'assiettes qui se brisa en mille morceaux au milieu des autres ustensiles de cuisine. Il courut jusqu'à la porte et, à travers l'emplacement vide laissé par le carreau pulvérisé, découvrit la hanche du taureau que battait une longue queue grisâtre. Il suivit des yeux la ligne des reins, la bosse du garrot, remonta ensuite le long du large cou, détailla les cornes légèrement incurvées vers l'avant du front qu'une sorte de toupet couleur ivoire ornait.

Plus loin, à un mètre à peine du monstre, Scarlett jappait furieusement en courant sur les coussins du canapé. Le taureau se rua sur la chienne. Celle-ci bondit au-dessus des débris de la lampe pour se réfugier sous un fauteuil. Emporté par son élan, le taureau dérapa sur le carrelage, renversa la télévision et la table basse avant de s'encastrer littéralement dans le piano. Les touches de l'instrument dessinèrent une étrange arabesque avant de se répandre dans la pièce comme de vulgaires osselets. Le monstre se dégagea dans un souffle puissant, bouscula le canapé en reculant.

Nicolas eut l'impression qu'on lui arrachait le pied quand le meuble l'écrasa contre la cloison. A quoi toute son existence avait-elle servi si c'était pour la perdre ainsi, d'une façon aussi stupide ? Toutes ces années d'étude, ces heures passées à la lecture d'ouvrages historiques ou à la préparation des concours, ces courses effrénées entre l'appartement, la faculté, les rendez-vous et autres séminaires. Pour quoi faire ? Tous les efforts qu'il avait fournis, année après année, pour réussir sa vie professionnelle, affirmer sa position sociale, en quoi lui permettraient-ils aujourd'hui de le sauver de cet animal ? En ce moment, le taureau était l'incarnation d'une sauvagerie archaïque ; celle d'une brute épaisse qui ne rêve que d'assouvir des pulsions de mort et d'anéantissement. Le taureau allait donc remporter la victoire sur l'intelligence de l'homme. Scarlett avait toutes les chances de s'en tirer. Elle savait intuitivement prévenir les attaques de cette créature ou du moins les esquiver. Elle était l'égale du taureau car, comme lui, possédait un instinct affilé.

Quand la chienne se glissa auprès de Nicolas, celui-ci sut que les minutes qui suivraient seraient sans doute déterminantes car il allait devoir lutter pour sa survie et affronter le taureau. L'animal trottina en direction du divan. Une chaise s'écrasa contre son flanc droit. En se retournant, le taureau aperçut l'adolescent, planté bien droit au milieu du couloir. Johann était terrorisé par ce qu'il venait de faire : détourner l'attention de ce mastodonte pour qu'il épargne Nicolas. Tous les poils de son corps étaient hérissés. Il respirait à peine, le regard perdu dans les yeux noirs, insondables du taureau. Pendant d'interminables secondes, l'adolescent filiforme et l'animal musculeux se jaugèrent.

- Viens, saleté ! hurla Johann tout à coup. Viens un peu par ici ! On aurait dû crever ta palliasse quand on en avait l'occasion !

Nicolas retint Scarlett pour l'empêcher d'attaquer l'animal. Il savait que Johann tentait de le sauver mais sans comprendre ses motivations ni la manière dont il comptait s'y prendre.

Intrigué par les cris du garçon, le taureau fit quelques pas dans sa direction. Johann recula lentement en direction de la cuisine. Au moment où l'animal enjambait les portes défoncées du salon, l'adolescent gratta une allumette et la jeta à ses pieds. Celui-ci n'avait pas conscience du danger qui s'annonçait. Il continuait à avancer en fixant Johann qui gesticulait devant lui. Il n'avait même pas remarqué l'allumette qui, après avoir frôlé son mufle humide, venait de retomber mollement sur le sol. Johann referma la porte de la cuisine, d'un mouvement ample. Etalés sur le carrelage, les torchons imbibés d'alcool et d'huile d'olive s'enflammèrent immédiatement. Une longue langue de feu se faufila sous les pattes avant du taureau avant de s'élever pour mordre sa chair. L'animal percuta la porte de la cuisine, s'affolant pour la première fois de la journée quand les poils serrés de son ventre commencèrent à roussir. Il recula pour s'éloigner de la source de chaleur, la tête curieusement penchée vers le sol, comme s'il cherchait à déterminer l'origine de cette souffrance soudaine. Finalement, en meuglant faiblement, il ressortit de l'habitation par ce qui restait de la porte d'entrée.

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