Johann avait toujours su conduire puisque dès l'âge de onze ans, il prenait le volant quand sa mère et son beau-père, abrutis d'alcool, étaient incapables d'aller récupérer Emilie chez sa nourrice. A l'époque, la famille n'avait pas encore migré dans la Somme, et elle bénéficiait d'un logement social, dans la banlieue de Mantes-la-Jolie. Johann s'engouffrait rapidement dans l'automobile, garée au pied de l'immeuble, en espérant qu'aucun voisin ne l'apercevrait car au début, c'était ce qui l'inquiétait le plus mais au fil du temps, il avait constaté que les gens ne font pas attention les uns aux autres. Ensuite, il empruntait la route toute droite qui traversait la ville, nullement impressionné par la foule de badauds ou la circulation. Il garait la voiture dans l'impasse qui permettait autrefois l'accès à l'usine de papier mâché, avant sa démolition, et terminait les derniers mètres à pied. Madame Devaux, la nourrice, gobait naïvement les mensonges de Johann quand celui-ci lui racontait que ses parents étaient partis faire une course au supermarché et qu'ils avaient envoyé leur fils chercher la petite sœur. Plus tard, surendettée, sa mère avait dû vendre la voiture et Johann avait alors commencé à voler des automobiles avec des copains, au cours de pérégrinations esseulées à travers la ville. Ensemble, les garçons roulaient jusqu'à un terrain vague, coincé entre des tours d'immeubles, et sous le ciel bleu, ils se prenaient pour des champions de course, se laissant griser par la vitesse et les rugissements du vent contre la carrosserie. Au-dessus d'eux, les nuages leur semblaient plus immaculés qu'à l'ordinaire ; le soleil plus doré. Ils poussaient les véhicules à fond, renversaient des obstacles - des caisses en carton ou des plots en plastique, dérobés sur les chantiers - ou simulaient des accidents. Pour finir, quand il ne restait presque plus de carburant, ils saccageaient la voiture à grands coups de barres de fer, arrachant les volants, dépeçant les sièges avant d'y mettre le feu...
Tandis que les volutes de fumée bleue ondulaient dans la nuit naissante, juste avant que les lampadaires de rue ne crachent leur lumière jaunâtre, les garçons regardaient se consumer le symbole d'une société de consommation qui les oubliait. Ensuite, il fallait s'éclipser, très vite, car l'incendie alertait les curieux...
Johann reculait la vieille 206, guidé par Kévin, quand une fille surgit à l'extrémité du sentier, avec la chienne à ses côtés. Elle approchait en titubant vers la maison...
Réfugiée entre les bras de sa petite maîtresse, le Beagle dévisageait les trois garçons à tour de rôle, avec un air affolé au fond des yeux. Julie caressait la pauvre bête tremblante et la couvrait de baisers fougueux en prenant soin d'éviter l'oreille ensanglantée ou plutôt ce qu'il en restait. La gamine avait les yeux emplis de larmes. Elle luttait pour se retenir et ne pas s'effondrer. Sébastien revint de la salle de bains avec Johann sur les talons, une boite de pansements à la main. Il parvint, non sans mal, à désinfecter la blessure avec un peu d'eau puis la couvrit d'une protection de gaze.
- Ma pauvre chérie, fit la fillette en pressant la chienne plus fortement contre elle. C'est fini, va... On va bien soigner ton bobo et tu vas guérir... Je suis certaine que tu meurs de faim, pas vrai ?
Elle courut jusqu'à la cuisine et rapporta un bol de lait avec une assiette de croquettes pour chien. Sébastien perçut le regard mauvais de Christophe, posé sur Scarlett et il craignit que le délinquant ne tente à nouveau de la tuer. Il serra instinctivement les poings, se préparant mentalement à affronter ce taré au cas où il récidiverait.
- Kévin, est-ce que ma sœur peut aller jouer à l'extérieur avec Scatt' ?
Le garçon accepta immédiatement, le corps penché au-dessus de la jeune fille, toujours évanouie sur le canapé. Julie se précipita dans le jardin et les garçons l'entendirent rire aux éclats tandis qu'elle contemplait Scarlett en train de dévorer sa pitance.
- Est-ce que je peux délivrer mes parents ?
- Non, mon pote, faut pas exagérer ! répliqua Kévin d'un ton sec. J'accepte gentiment de laisser ta sœur sortir toute seule de la maison avec son cabot pour te faire plaisir et... parce que j'ai bien compris que tu craignais la réaction de Christophe, alors contente-toi de ça !
- Hein ? Qu'est-ce que tu racontes ? fit le principal intéressé en s'approchant du canapé. T'as dit quoi ?
Kévin lui jeta un regard furtif en maugréant des mots que Christophe ne chercha même pas à comprendre. La jeune fille commençait à s'agiter sur le canapé et à sortir de sa torpeur.
- Putain, elle est salement amochée, la meuf ! commenta Johann en montrant du doigt le pantalon déchiré et les traces de sang qui avaient séché sur le front et les joues de l'étudiante.
- Allez-vous en, ne vous occupez pas de ça ! Mes parents prendront soin d'elle !
Christophe ricana :
- T'as peur de quoi, connard ? Qu'on la baise sur ce canapé, les uns après les autres ?
Sébastien ignora la remarque mais il frémit intérieurement car les propos déplacés de Christophe révélaient une nouvelle fois un fonctionnement mental inquiétant. Comment pouvait-il avoir une telle idée à ce moment précis ?
Kate Silcox ouvrit les yeux, aperçut immédiatement les quatre garçons, penchés au-dessus d'elle. Une chaleur cuisante irradiait la partie droite de son visage et elle se souvint avec effroi de la cause de sa blessure. Elle tenta de se redresser mais retomba mollement sur le canapé.
- La police...murmura-t-elle d'une voix atone. Il... faut... il faut l'alerter ! La police... Il doit encore s'y trouver...
- De quoi parles-tu ? demanda Kévin.
- Dans l'arbre... L'homme, il doit encore s'y trouver ! Il faut le sauver...
Christophe partit dans un grand rire hystérique et la jeune fille le fixa avec des yeux étonnés.
- Elle débloque, ma parole ! Elle est totalement givrée, j' vous dis...
- Ta gueule ! ordonna Johann. Laisse-la donc parler !
Kate commença à sangloter, envahie d'un soudain malaise qu'elle ne s'expliquait pas. Elle aurait dû se sentir plus rassurée, ici, dans la maison de Nicolas et pourtant elle sentait intuitivement que quelque chose n'allait pas et qu'un lien étrange unissait ou séparait au contraire ces adolescents.
- Il y a un taureau, dans la clairière... C'est un véritable carnage ! Une femme est morte et un... un vieil homme est réfugié dans un arbre. L'animal m'a poursuivie et il a failli me tuer.
- Un taureau ? C'est pas celui d'hier ? fit Christophe en se tournant vers Kévin.
- Peut-être bien... Sûrement.
- Un taureau ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? s'enquit Sébastien.
- Hier après-midi, on s'est amusés à tirer sur un troupeau de vaches et il y avait un taureau blanc, isolé dans une parcelle...
- J' voulais qu'on le tue, précisa Christophe, à nouveau très excité. Mais t'as pas voulu, Kévin... Tu te rappelles, hein ? C'est toi qui n'as pas voulu !
Son camarade acquiesça d'un hochement de tête, l'air préoccupé. L'animal lui avait paru tellement majestueux, au milieu de son pré, qu'il n'avait pu se résigner à le prendre pour cible malgré les insistances de ses deux compagnons. Le taureau l'avait fixé un long moment et Kévin s'était senti comme réduit à l'état d'insecte face à cette créature qui le toisait de toute sa superbe. S'en prendre à cet animal, c'eût été comme commettre un acte sacrilège, tabou, insensé ; surtout après ce que Christophe avait fait une heure auparavant.
- Vous êtes des malades, commenta froidement Sébastien. Une bande de malades...
A SUIVRE...
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WEEK-END
Mystery / ThrillerA l'occasion d'un week-end dans leur maison secondaire de Giverny, Nicolas Derruau, son épouse Marie et leurs deux enfants sont victimes d'une agression menée par trois jeunes délinquants, fraîchement échappés d'un centre du nord de la France. Un vé...