Week-end suite 44

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La bibliothèque resta en équilibre quelques secondes encore avant de se renverser sur un sol recouvert de livres. A la place de la porte, il ne restait plus qu'un trou informe derrière lequel le taureau s'agitait. L'animal s'obstinait à vouloir agrandir l'embrasure afin de pénétrer dans l'habitation car il savait que les créatures s'y dissimulaient. Il percevait des vibrations de peur qui provenaient de l'intérieur, un peu comme si les créatures irradiaient des ondes olfactives à travers les pores de leur peau. A coups de cornes, à coups de sabots ; tous les moyens étaient bons pour attaquer les obstacles, fêler la pierre ou fendre le bois. Le taureau redoubla d'efforts, les cornes douloureuses d'avoir tant frappé. Une écume gluante et chaude emplissait sa gorge. De son front profondément entaillé coulaient des larmes de sang.

Le linteau de chêne, au-dessus de la porte, se disloqua dans un craquement sourd avant qu'une partie ne tombe avec fracas sur le perron, emportant avec elle un pan entier du crépi de la façade. Quelques tuiles se brisèrent à leur tour sur les dalles du jardin. Au milieu du nuage de poussière, l'animal tentait de reprendre son souffle. Le taureau écrasa le fond de la bibliothèque en entrant dans le vestibule.

Il s'immobilisa, écouta le silence qui s'était fait autour de lui. Il était intrigué et un peu inquiet car jamais il n'avait évolué dans un espace aussi étriqué. En longeant le couloir, il resta un moment planté devant un tableau, accroché à la cloison, le reniflant à plusieurs reprises. Enfin, il traversa les deux portes vitrées qui ouvraient sur le salon sans se préoccuper des éclats de verre, plantés dans sa peau épaisse et rugueuse. Il renversa un guéridon en marchant jusqu'au milieu de la pièce et la lampe en céramique, offerte par son père à Marie, au retour d'un voyage en Espagne, se brisa sur le carrelage. La douille glissa sous le canapé et fut stoppée par les genoux de Nicolas, caché derrière le meuble.

L'enseignant sursauta, réfréna son instinct de survie qui lui conseillait de fuir très loin d'ici. Il savait qu'au moindre mouvement de sa part il se condamnerait à une mort certaine. Il lui fallait penser très fort à autre chose ; à quelque chose d'agréable s'il voulait continuer à supporter la proximité de ce monstre tout près, tellement près de lui. Il s'obligea à imaginer le corps nu de Marie ; ce corps qu'il avait tant aimé caresser et qu'il ne toucherait probablement jamais plus. Il se fit la promesse de tout faire pour empêcher Marie de mettre son projet à exécution. Il n'avait pas dit son dernier mot. Tant qu'il y avait de la vie, il y avait de l'espoir alors il lutterait pour sauver son mariage et faire oublier ses erreurs du passé. Kate n'avait été qu'une passade ; une regrettable passade. La dernière... Marie ne le saurait jamais. La perspective qu'un espoir existait, aussi petit soit-il, le revigora. Il allait vaincre le taureau et, tout comme lui quelques minutes auparavant, renverser les obstacles qui menaçaient de mettre fin à la pérennité de son mariage...

Les sabots du taureau résonnaient sèchement sur l'encadrement carrelé qui entourait la cheminée. Nicolas apercevait l'ombre démesurée du monstre que le soleil couchant projetait sur les objets et les murs. La nuit leur offrirait peut-être un instant d'accalmie car, même si Nicolas ne connaissait rien aux bovins, il supposait qu'en pleine obscurité, ces animaux ne devaient distinguer que des formes confuses. Il avait beau fouiller les recoins de sa mémoire, il ne pouvait se rappeler avoir lu ou entendu quelque chose à ce sujet. Il se recroquevilla contre la cloison quand le divan remua violemment. L'animal venait de se retourner pour quitter la pièce quand il découvrit son reflet que lui renvoyait l'écran de la télévision. Il resta ainsi un long moment, comme perdu dans la contemplation de sa propre image. Les jambes de Nicolas s'ankylosaient, coincées le long du mur. Pourtant, il ne fallait pas bouger, presque pas respirer. L'odeur suffocante de l'animal flottait dans la pièce : une odeur âcre de transpiration, de cuir et de bouses. Nicolas avait l'impression que ses propres vêtements étaient imprégnés de cette odeur. Les sabots résonnèrent à nouveau sur le carrelage. Nicolas comprit que l'animal se dirigeait vers la cuisine.

Le taureau pulvérisa la vitre teintée de la porte et sa tête énorme emplit l'ouverture. Il regarda l'amoncellement de verres, d'assiettes, de casseroles et d'ustensiles divers sur le sol sans faire le lien avec le buffet en chêne massif qui habillait tout un pan de la cloison, au fond de la pièce. Si le taureau avait pu surprendre les membres de la famille Derruau par un comportement qui semblait tellement réfléchi, il était malgré tout un animal incapable d'élaborer des déductions fines et complexes car son schéma de pensée restait celui d'un bovin. Comment aurait-il pu deviner que tous ces objets, retirés précipitamment du buffet, avaient pu permettre à Johann de s'y glisser ? L'animal hésita, décontenancé, comme s'il avait oublié la raison pour laquelle il avait investi la maison. Sur sa gauche, il découvrait l'extrémité du couloir et les portes fermées des trois chambres et de la salle de bains...


Enfermée par son maître dans la seule chambre que les offensives du taureau avaient miraculeusement épargnée, le Beagle s'impatientait. Scarlett reniflait avec frénésie le seuil de la porte, excitée et affolée par les effluves musquées que son odorat affûté captait. Les poils courts de son dos étaient hérissés et la chienne commença à gémir puis à aboyer franchement. Le taureau tressaillit dès que les hurlements de la chienne retentirent dans toute la maison. Presque simultanément, ses nerfs sympathiques libérèrent leur flux d'adrénaline et le taureau bomba le torse, gonfla ses joues avant de se ruer dans le couloir...

La chienne se faufila sous le lit au moment où la maison semblait s'effondrer tout autour d'elle. Au milieu des monceaux de débris, le taureau cherchait la chienne. Scarlett surgit soudain de sa cachette et d'un bond sauta à la gorge de l'animal. Le taureau secoua la tête dans tous les sens quand il sentit les dents pointues de Scarlett transpercer la chair plus fine à cet endroit de son anatomie. La chienne resserra son étreinte, amplifia la douleur du taureau, provoquant chez lui une réaction épidermique : l'animal se dressa sur ses jambes antérieures, la pointe de ses cornes frappèrent violemment le plafond lambrissé et, dans un meuglement assourdissant, le taureau se débarrassa de la chienne en l'envoyant littéralement voler à travers la pièce. Scarlett s'écrasa contre l'armoire, poussa un cri plaintif avant de se trainer péniblement hors de la chambre...

Nicolas chavira à la renverse quand Scarlett sauta dans ses bras. Il eut à peine le temps de se redresser que, déjà, les claquements secs des sabots retentissaient, s'amplifiaient comme s'ils prenaient possession de la pièce. Dans une seconde, le taureau serait dans le salon...



A SUIVRE...


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