Week-end suite 63

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Marie suréleva sa jambe blessée et se cala confortablement dans le fauteuil. Kévin sommeillait paisiblement sur son canapé. Le garçon ne présentait plus aucune menace, Marie s'en rendait bien compte et d'ailleurs, elle avait toujours pensé que de leurs trois agresseurs, il était le moins dangereux. Elle se rappela l'épisode du couteau et se convainquit qu'il ne l'aurait probablement jamais utilisé. Il avait simplement voulu aider ses acolytes à reprendre le contrôle de la situation. Si elle devait continuer à rester tout de même sur ses gardes, elle n'imaginait pas une seconde que Kévin pouvait lui nuire. Elle avait la conviction qu'il s'était laissé embarquer dans une aventure qu'il n'avait certainement pas souhaitée. D'où venaient-ils, ces trois garçons ?

Elle fixa longuement le jeune homme dont la silhouette indistincte se devinait sous la couverture. Au moins, je n'ai tué personne... Pourquoi avait-il prononcé ces mots lourds de sens ? Et si lui n'avait tué personne, est-ce que cela signifiait que Johann ou Christophe avaient commis un crime ?

Elle sentit une montée d'adrénaline se répandre dans ses artères et provoquer une augmentation de ses pulsations cardiaques. Elle se concentra sur le rythme de sa respiration pour se forcer à rester calme. Nicolas n'allait plus tarder à présent. Les enfants étaient sans doute en sécurité, du moins elle souhaitait très fort que ce fût le cas.

Elle jeta un coup d'œil sur les débris du piano, au fond de la pièce. L'instrument ne formait plus qu'une masse disloquée.

Sa gorge se noua quand elle songea à sa mère, pianiste notoire, qui avait fait don de sa vie entière à la musique classique. La jeune femme avait tant de fois entendu cette femme jouer les mélodies des plus grands compositeurs sur le piano à queue : Inventions et Symphonies de Bach, Sonates pour piano de Beethoven ou les Nocturnes de Chopin...

A l'époque, l'instrument trônait dans une vaste salle de la maison que les parents de Marie habitaient, au centre du bourg. La demeure – une des plus belles de Giverny – représentait un terrain de jeux idéal pour Marie et sa sœur. Toutes les deux adoraient se cacher dans les pièces où régnait toujours un silence quasi sépulcral. Parfois, quand maman passait une partie de la semaine à la maison, le silence était comblé par les notes que la musicienne répétait sur le piano ; des notes qui s'envolaient, traversaient les cloisons, poursuivant les fillettes dans les coins les plus reculés, y compris jusqu'au grenier sombre et poussiéreux qu'elles peuplaient de tintements de cristal. Des notes qui paraissaient flotter dans l'espace et le temps, devenant le temps lui-même...

Lorsqu'elles se lassaient de leurs pérégrinations à travers le jardin ou la maison, Agnès et Marie avaient l'autorisation d'entrer dans le salon, transformé en salle de musique, avec la même émotion que si elles pénétraient dans un édifice sacré ou un sanctuaire. Un sentiment un peu étrange, un mélange d'attente respectueuse et d'excitation les envahissait toujours. Elles cheminaient jusqu'au piano derrière lequel maman semblait minuscule ; une maman devenue une femme-tronc et qui faisait face à une rangée de touches que l'imagination fébrile de Marie métamorphosait en une mâchoire gigantesque de dents blanches et noires. Dès que les doigts s'animaient sur le clavier, maman cessait d'être cette femme hautaine pour devenir une créature presque mythologique ; une Circé qui captivait son auditoire en usant de la puissance de sa magie créatrice. La musique la magnifiait : ses yeux, sa bouche, la grâce du mouvement de ses bras... tout son être respirait la musique ; était la musique. Marie ne détachait pas ses yeux des longs doigts qui – s'ils la touchaient elle-même rarement – savaient se poser avec délicatesse sur les touches d'ivoire, pourtant dures et glacées. Maman rejetait son visage en arrière, déployant son épaisse chevelure brune autour de son visage presque extatique. La pianiste et son instrument symbolisaient le temps qui est et qui déjà n'est plus... A chaque fois qu'elle avait écouté sa mère jouer, Marie avait eu la prescience d'un malheur imminent qui, tapi dans l'ombre du salon, ne tarderait pas à déferler sur la famille pour tout bouleverser. Ensuite, maman prenait Agnès sur ses genoux, lui permettant ce qu'elle refusait à Marie : toucher le piano et le clavier qu'elle chérissait plus que ses propres enfants...

La jeune femme sursauta dans son fauteuil, un peu surprise d'avoir laissé son esprit vagabonder aussi loin dans le passé. Ces souvenirs semblaient dater d'une éternité ! Kévin dormait toujours...

Puis il y avait eu ce fameux concert au Japon et les embrassades dans le hall bondé d'un aéroport parisien. Les filles avaient grandi, étaient âgées de douze ans pour Agnès et de quinze pour Marie. Quand celle-ci avait voulu embrasser sa mère, elle avait saisi sur le visage de la pianiste une moue furtive, témoignant d'un certain agacement. Maman l'avait repoussée d'un geste ample du bras, définitif, prétextant qu'on risquait de froisser sa robe à force d'embrassades. Marie avait dû se contenter du frôlement d'une main gantée sur sa joue alors qu'Agnès avait eu droit à des baisers et une tendre accolade. Un dernier regard et maman avait été emportée vers son destin. Marie se rappelait encore de la splendide robe rouge que sa mère portait, et de ses chaussures à talons, assorties à la couleur de la robe. La silhouette écarlate avait déchiré la foule de sa démarche altière avant de rejoindre le terminal d'embarquement puis tout s'était terminé ainsi.

La jeune femme gardait un souvenir éprouvant des jours qui avaient suivi le départ de la musicienne. Par la suite, elle devait toujours associer la disparition de sa mère aux avions et aux aéroports. Aujourd'hui encore, il lui était impossible de regarder un avion évoluer dans le ciel sans se rappeler ce départ et la souffrance inextinguible que cette femme avait léguée à sa fille en la quittant de cette manière. Trois jours après le décollage, les deux sœurs avaient vu rentrer leur père à la maison dans un tel état de désespoir qu'elles avaient immédiatement compris qu'un événement terrible s'était produit. Le pauvre homme avait dévisagé ses filles un court moment avant de les serrer convulsivement contre lui. A travers ses larmes, il avait expliqué que maman ne reviendrait jamais plus à la maison. L'avion avait raté son atterrissage en arrivant à Tokyo avant de s'abimer dans les eaux du fleuve Sumida. De nombreux passagers avaient péri noyés. Agnès s'était effondrée, avait commencé à gémir mais Marie n'avait eu aucune réaction. Elle avait simplement imaginé sa mère, les bras en croix, flottant au milieu d'une eau translucide avec ses cheveux répandus autour de son visage et la robe rouge ouverte telle une corolle de fleur.

Une rage brutale l'avait submergée. Cette mort imprévisible, c'était comme une nouvelle trahison ! Non seulement cette femme n'avait pas su aimer sa fille mais en mourant ainsi elle avait privé celle-ci de la possibilité de se faire enfin aimer d'elle un jour. Son père et sa jeune sœur pouvaient pleurer la défunte qui, d'une manière ou d'une autre, avait éprouvé de la tendresse pour eux, mais pas Marie... Le deuil avait été impossible car pour le reste de son existence, maman ne ferait que la repousser encore et toujours.

Voilà pourquoi elle avait tenu à garder le piano après la mort de son père, au moment du partage de l'héritage avec Agnès. Comme pour avoir l'illusion qu'un lien secret l'unissait à cette femme qu'elle avait finalement peu et mal connue. Ce lien était rompu maintenant car le piano n'était plus qu'une ruine dont il faudrait se débarrasser.

A cette pensée, Marie sentit une peine immense l'envahir et elle ne put retenir ses larmes. Il avait fallu ce drame, l'agression, l'intrusion du taureau, la destruction du piano, pour qu'elle réalise enfin qu'elle n'avait adoré qu'un objet inutile, vain, désespérément muet depuis le départ de la musicienne pour son voyage sans retour...

A SUIVRE...


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