Week-end suite 65

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Le taureau l'attendait. Il se dressait, le poitrail bombé, les pattes avant plantées bien droites dans la terre, au pied d'un érable gigantesque dont le houppier touffu s'évasait vers la cime. André était stupéfait. Jamais dans sa très longue existence, il n'avait vu un arbre aussi splendide. Il leva la tête et eut l'impression de se tenir devant une de ses tours américaines qu'il voyait dans les reportages, à la télévision. Le vertige l'envahit car l'arbre mesurait au moins quarante mètres. Un record pour un érable, surtout ici, en Normandie ! Les rayons rasants du soleil semblaient allumer les feuilles sanguines de l'érable, les unes après les autres.

Tout à coup, un déplacement d'air balaya la forêt tandis que le ciel devenait presque noir au-dessus de l'érable. Le vieillard écouta le craquement des branches. L'arbre paraissait gémir, en proie à une souffrance soudaine. Les premières feuilles se détachèrent. André se sentait oppressé, sans savoir pourquoi. Plus les feuilles tournoyaient autour de lui et plus une tristesse indicible se répandait dans les tréfonds de son âme.

Le taureau était resté immobile, ses gros yeux noirs braqués sur le vieil homme. L'arbre se dénudait, irrémédiablement, perdant de sa superbe, semblant se recroqueviller sur lui-même petit à petit. André avait l'impression qu'un puits sans fond s'était ouvert en lui et que toutes ses forces, toute sa volonté, toutes ses capacités de résistance, allaient y être englouties pour toujours. Il se mit à pleurer.

Quand il ne resta plus de l'arbre qu'un tronc noir aux branches rabougries, le vieil homme décida de s'éloigner et de regagner sa ferme...


La pluie diluvienne transformait le sentier en une masse molle, glissante. On avait l'impression qu'une mare boueuse venait de surgir de la terre en quelques minutes à peine. La visibilité était quasiment nulle et Philippe actionna les phares. Les essuie-glaces effilés balayaient lentement le pare-brise.

- Quel sale temps, tout à coup !

Assise en hauteur sur la bordure métallique qui formait le garde-boue de la roue arrière gauche du tracteur, Kate se sentait enfin en sécurité pour la toute première fois depuis qu'elle s'était trouvée embarquée dans cette sinistre aventure. A ses côtés, étroitement pelotonnée contre elle, Julie semblait épuisée. La fillette embrassait régulièrement la petite chienne blessée qu'elle avait installée sur ses genoux. La pluie pouvait bien redoubler d'intensité, les arbres qui bordaient le chemin pouvaient bien tanguer encore plus fort dans la tempête et perdre leur manteau de feuilles, rien ne parviendrait plus à mettre un terme au soulagement de l'étudiante. Dans le confinement de la cabine, la jeune fille avait l'impression d'être enfermée dans une bulle transparente, aux parois inébranlables qui ne laisseraient passer aucun danger, aucune menace extérieure. Elle se pencha légèrement vers la lunette arrière, distingua vaguement les contours de la voiture qui les suivait, tout phares allumés. La pluie drue camouflait les visages auxquels pourtant, Kate Silcox souriait.

- Dites-moi, mademoiselle, fit le conducteur du tracteur tout à coup. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de taureau ? Monsieur Derruau a fait allusion à cet animal, tout à l'heure...

Kate devinait le regard incisif de l'homme qui l'observait dans le rétroviseur.

- Cette jeune femme... la nièce de Bérengère, vous la connaissez ?

- Non, je ne l'avais jamais rencontrée jusqu'à aujourd'hui, répondit-t-elle à la deuxième question.

Mais elle saisit une lueur soupçonneuse dans les yeux de son interlocuteur.

- J' comprends rien à tout ça ! maugréa l'agriculteur. Et ce taureau ? Vous pouvez m'expliquer ?

- Je vais essayer, murmura l'étudiante. Elle commença à relater les événements des dernières heures d'une voix éthérée tandis que le tracteur débouchait sur la clairière.



La jeune femme rangea son téléphone au fond de son sac à main.

- Les gendarmes vont arriver et l'hôpital envoie deux ambulances, c'est fait.

Nicolas et Sébastien la remercièrent chaleureusement. Ils étaient tous tirés d'affaire, enfin ! Le véhicule dérapait dans la boue, obligeant Fabien Gayraud à tenir fermement le volant. Le jeune homme avait les yeux rivés sur la grosse citerne grise qui se mouvait lentement sous la pluie, tel un mastodonte préhistorique.

Clara interpela Nicolas, assis sur la banquette arrière, en compagnie de Sébastien.

- Maintenant, il faut tout me dire monsieur Derruau, s'il vous plait.

- Tout vous dire ?

- Je sais... je sens que vous savez quelque chose au sujet de ma tante... Elle s'occupe de votre maison et monte régulièrement jusqu' à La Forestière.

Il hésita pendant une interminable minute tandis que Sébastien se recroquevillait dans le siège, comme pour ne pas avoir à affronter les terribles instants qui s'annonçaient.

- Elle... Bérengère n'est pas... Elle n'est pas morte, au moins... insista Clara, le souffle court, le corps soudain écrasé par un chagrin qu'elle ne s'expliquait pas pour le moment.

Nicolas saisit la main de la jeune femme qui reposait sur le dossier de son fauteuil et en la serrant très fort confirma l'horrible réalité : Bérengère Aymar avait été tuée par le taureau. Il répéta plusieurs fois qu'il était désolé mais il s'agissait bien du corps de leur amie qui gisait dans la prairie. Clara semblait avoir été métamorphosée en statue de sel et elle fixait Nicolas avec de grands yeux hagards. Elle semblait totalement désorientée par ce qu'elle venait d'apprendre. Puis elle retira sa main, se rassit dans son siège, le visage tourné vers l'avant de la voiture et ne prononça plus un mot.

Morte... Ecrasée par un taureau. Non, c'était impossible, invraisemblable. Pas Bérengère, pas cette femme dynamique, si pleine de vie, qui luttait depuis des mois contre un cancer pernicieux. Clara ne parvenait pas à imaginer Bérengère, couchée sous la pluie glaciale. Toute seule...

La main de Fabien caressa la sienne.

- Vous en êtes certain, absolument certain ? insista Fabien d'une voix atone, interpellant Nicolas à son tour.

- Je l'ai reconnue, murmura Nicolas. Son visage est... il est intact. Je suis tellement malheureux que toute cette tragédie se soit produite.

- Vous n'y êtes pour rien, mon vieux.

Fabien jeta un coup d'œil en direction de sa passagère. Clara pleurait silencieusement. Il aurait voulu la prendre dans ses bras pour la réconforter mais rien ne pouvait, pour le moment, apaiser sa peine.

« Quelle journée ! songea-t-il en se concentrant à nouveau sur sa conduite. Quelle putain de journée de merde ! ».

Les falaises d'Etretat et les promesses d'un pique-nique sur la plage lui semblaient tellement loin... Autour d'eux, la forêt arborait la teinte grisâtre de leur désespoir.

A SUIVRE...


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