Week-end suite 17

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Chemin de Manito, 10h15.



La matinée était glaciale mais ensoleillée. Une nuée de moineaux s'abattit au milieu des peupliers dont les feuilles dorées par l'automne miroitaient. Pendant quelques secondes, la jeune fille respira l'odeur d'humus qui montait du sentier. Elle avait le sentiment étrange d'être en vacances, un peu comme si l'été prolongeait ses derniers feux pour quelques heures encore. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi mais l'inquiétude qui ne la quittait pas depuis hier avait disparu, comme par magie, dès qu'elle avait posé le pied sur le quai de la gare de Vernon. En regardant les champs, sur sa gauche, qui dessinaient des carrés de lumière sur la colline, elle devina la raison pour laquelle Nicolas adorait séjourner à Giverny. Les premières maisons du village apparaissaient à travers les arbres dépouillés par l'automne. Une atmosphère de sérénité semblait imprégner l'endroit. Ici, Nicolas pouvait oublier la frénésie de la ville, se ressourcer en se promenant dans les rues désertées de la foule de touristes ou en randonnant dans les collines. Le parfum douceâtre des feuilles mortes se mariait à celui de l'herbe sèche, éphémère souvenir d'un été torride. Il y avait aussi l'odeur des vaches ; une odeur un peu forte mais tellement naturelle : un mélange surprenant d'effluves de transpiration, de bouses et de lait tiède. Curieusement, ces fragrances de campagne normande rappelèrent à Kate Silcox celles d'une autre campagne mais méridionale celle-là. L'été précédent, elle avait accompagné ses parents en Corse pour un séjour d'une quinzaine de jours. Elle s'était baignée tous les après-midi pour fortifier son corps, affiner sa silhouette. Elle s'était promenée dans les montagnes, avait caressé les moutons en traversant les estives. Elle avait aussi beaucoup pensé à Nicolas qu'elle reverrait à la rentrée...

L'étudiante déboucha du chemin qui longeait la route départementale et fit ses premiers pas dans la rue principale du village. Il lui avait fallu une heure et quart pour parcourir la distance qui séparait la gare de Vernon de Giverny, soit cinq kilomètres, à peu près. Kate se reposa un instant sur un banc, devant un abribus, et chercha son carnet d'adresses dans son sac à dos. Elle dut retirer son pullover pour parvenir enfin à récupérer un petit carnet rouge. A l'intérieur de celui-ci, la jeune fille avait glissé un schéma, hâtivement imprimé la veille au soir après avoir consulté sur le web un service de cartographie et d'informations géolocalisées afin de déterminer l'itinéraire à suivre pour atteindre la maison des Derruau. Hier soir, les paroles que Nicolas avait prononcées, sur le parking, avait surgi brusquement dans sa tête tandis qu'elle regardait une sitcom sans intérêt en attendant que sa mère finisse de préparer le souper. « Je pars à la campagne pour le week-end et je suis déjà en retard ». Giverny... Ce ne pouvait être que Giverny. Nicolas était de ces êtres qui n'hésitent pas à faire des digressions sur leur vie privée. Il avait donc souvent relaté des anecdotes pendant les cours, concernant ses enfants, son épouse et sa maison de Giverny. Kate avait tout enregistré. La moindre information concernant Nicolas avait été immédiatement archivée et rangée dans sa mémoire. Elle ne prenait aucun risque en venant ce matin, ici. Nicolas avait eu envie de prendre un bol d'air frais pour faire le plein d'énergie et peut-être réfléchir à l'avenir de sa relation avec elle. A présent, il lui suffisait de trouver la maison puis un prétexte pour justifier sa présence dans ce village afin que l'épouse de Nicolas ne se doute pas de quelque chose lorsque Kate se présenterait devant la porte de leur domicile. Elle n'avait pas eu assez de temps pour convaincre Nicolas de ses sentiments. Il s'était affolé de suite par crainte qu'elle ne ruine son mariage. Mais son mariage était déjà en ruine, n'en avait-il donc pas conscience ? Un homme qui trompait sa femme, c'était forcément un homme qui s'ennuyait, qui cherchait à retrouver des émotions authentiques; une forme de renouveau à travers la fraîcheur d'une jeune fille de vingt ans. Kate avait immédiatement relégué aux oubliettes la scène pénible du parking et elle s'était persuadée qu'elle parviendrait à faire comprendre à Nicolas que rien n'était arrivé par hasard ; qu'ils étaient faits pour se découvrir et s'aimer ; que leur différence d'âge n'avait aucune importance. Elle saurait bien trouver les mots cette fois-ci et faire disparaître le quiproquo malheureux qui avait creusé un vide entre eux, depuis plusieurs jours. La jeune fille avait la certitude que Nicolas avait volontairement voulu la choquer en parlant en termes crus de leur relation pour protéger son épouse, par habitude, alors qu'il n'éprouvait plus aucun sentiment à son égard. Kate Silcox n'était pas de celles qui renoncent... Elle avait enfin trouvé son prince ; celui à qui elle rêvait depuis son enfance. A présent qu'elle l'avait trouvé, elle ne le lâcherait pas... plus maintenant. Elle n'envisageait pas une seconde que la scène de la veille puisse se reproduire car l'enseignant pouvait ne pas du tout apprécier cette intrusion dans sa sphère privée. Kate n'était plus en mesure de réfléchir avec discernement. La confusion mentale de la jeune fille combinée à ses sentiments passionnels prenaient le pas sur son intelligence et sa raison. Le seul fait de s'imaginer si proche de Nicolas en ce moment suffisait à lui mettre du baume au cœur. Elle était prête à affronter son amant une seconde fois mais plus du tout dans le même état d'esprit que celui de la veille. Pour commencer, elle allait lui sourire et s'exprimer posément afin qu'il ne la prenne pas pour une hystérique. Puis, elle l'écouterait, sans l'interrompre. Ils dialogueraient et finiraient par comprendre l'un et l'autre qu'ils était faits pour s'aimer.

Elle affichait un sourire resplendissant. Elle épousseta machinalement son blue-jean et interpella une femme qui sortait d'une ruelle adjacente à la rue principale. Kate demanda la direction du sentier des Vignettes et la femme la lui indiqua.

- Vous savez aussi peut-être où se trouve la maison de monsieur et madame Derruau ?

La femme fronça les sourcils, haussa les épaules et répondit d'un air navré qu'elle ne connaissait pas ces gens. Kate eut alors la bonne idée de lui mentionner le nom de la maison.

- Ah, La Forestière... Vous auriez dû commencer par-là, mon petit ! Oui, je sais où se trouve La Forestière, évidemment. Marie est originaire de ce village et est une amie d'enfance de ma fille... J'ignorais que son nom de femme mariée était Derruau, vous me l'apprenez...

- Et donc ? fit la jeune fille, tandis que la femme, à présent muette, semblait sourire béatement aux anges. Vers quel côté dois-je me diriger ?

- Après avoir emprunté le sentier des Vignettes, il vous faudra marcher encore une bonne demi-heure, au moins ! reprit la femme d'une voix devenue chevrotante. Un chemin de terre serpente entre les collines, derrière la mairie... Et là-haut, c'est indiqué, de toute façon. Mais vous pouvez aussi gagner la maison en passant par la route, si vous préférez...

- Le chemin de terre me convient parfaitement , merci madame.

La limpidité de l'air, les odeurs de la campagne, la parure cuivrée des arbres, la perspective de voir Nicolas, de lui parler... Tout cela la rendait joyeuse ; d'une joie enfantine, démesurée, que seuls les cerveaux malades des êtres désespérés peuvent goûter, en de rares instants, avant que la dépression et la détresse ne les tourmentent à nouveau. Il lui fallait se laisser porter par le moment et profiter pleinement de la promenade, admirer le paysage. Elle prit la décision de ne rien oublier de cette escapade à Giverny où son destin allait s'écrire, commencer à se construire dès que Nicolas s'avancerait vers elle...

La villageoise observa la jeune fille s'éloigner à pas tranquilles pendant quelques secondes puis elle l'oublia très vite car tout le monde oubliait très vite Kate Silcox...


A SUIVRE...

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