Chapitre 70

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— Bonsoir, je m'appelle Ana, j'ai trente-quatre ans. Cela fait environ un an que j'ai augmenté ma consommation d'alcool. Avant, je buvais un apéritif parfois avec des amis, un verre ou deux de vin au resto, un cocktail en soirée... c'est tout. Les seules fois où je buvais seule, c'est quand restait un fond de bouteille après un dîner chez moi, il m'arrivait de me servir un verre. Je pense que le premier tournant a été ce jour où j'ai ouvert une bouteille de vin blanc rien que pour moi. Je n'ai pas bu grand-chose, un verre, peut-être un deuxième, mais j'imagine que c'est l'acte qui compte. Comme un fumeur occasionnel qui piquerait des cigarettes à ces amis, et qui un jour achèterait son propre paquet. A cette époque, je vivais une relation que je n'assumais pas, et l'alcool a été un moyen de me détendre, d'oublier ce qui ne me convenait pas dans notre histoire, sans doute d'être une autre femme aussi. Et, par hasard ou pas, j'ai reçu dans les mois suivants tout un tas de nouvelles qui m'ont plus ou moins bouleversée, j'ai utilisé l'alcool comme un moyen d'acceptation. J'avais la sensation que c'était la seule chose qui me permettait de ne pas sombrer, alors qu'en fait, c'était tout le contraire. Depuis un an, je noie ma mélancolie dans le vin blanc et les alcools fort, et c'est seulement aujourd'hui que je comprends que c'est de boire qui entretien mon mal-être, surtout que la culpabilité fait partie de mon quotidien. Il m'est arrivé de passer la moitié de la nuit sur le sol, trop saoule pour bouger, et d'aller travailler le lendemain alors que je suis face à des enfants. Et il y a trois jours, c'est ma fille qui est rentrée à l'improviste de chez son amie, elle m'a trouvée délirante, complètement ivre. Ça a été l'électrochoc que j'attendais, ou plutôt celui que je ne voulais pas mais dont j'avais besoin. La honte que je ressens à cet instant est indescriptible, mais peut-être que vous l'avez vécue, ou que vous la comprenez.

Ana baisse la tête incapable de prononcer un mot de plus. L'assemblée n'applaudit pas comme dans les séries américaines, et c'est mieux comme ça. Patrice, le médiateur, la remercie brièvement pour son témoignage, et ça continue. Après elle, Odette, alcoolique depuis vingt ans, retraitée et abstinente depuis deux. Théophile, quatre-vingt-six printemps, soixante hivers au vin chaud, ou froid, Jean-François, cinquante-et-un ans, comme le pastis, dit-il, là parce que sa femme l'a quitté, il veut redevenir un homme neuf. Laetitia, mère au foyer dépassée, qui tient le coup depuis six mois. Jennifer, vingt ans tout rond, SDF un moment, alcoolique depuis l'âge de douze ans, abstinente depuis deux ans sept mois et seize jours. Zacharya, trente-neuf ans, commercial, « alcoolique mondain » en rechutes fréquentes. Ben, jeune homme contrôlé à 2,3 grammes par la gendarmerie, traîné ici de force. Martin, un quadra lunaire aux yeux presque transparents, mutique depuis sa première séance, mais fidèle chaque semaine.

De prime abord, c'était aussi sordide que ça en avait l'air. Une salle sombre dans une ruelle excentrée, des chaises assises en cercle, des personnes sinistres, la peau grêlée, couperosée, le teint jauni par les atteintes au foie. Et pourtant, d'elle qui n'était venue que « pour voir », les mots sont sortis tout seuls, et avec eux, un soulagement qu'elle n'aurait pas imaginé. Elle les a écouté ensuite, raconter leur enfer, leurs démons, leurs combats, leurs petits bonheurs quotidiens, et finalement, c'est avec un nouvel espoir qu'Ana se lève, deux heures plus tard.

— Pas mal, pour une première, sourit Patrice.

— Merci. Ça m'a fait beaucoup de bien. Vous aussi, vous êtes un ancien... ?

— Alcoolique. Oui. J'ai fait une grosse connerie il y a quinze ans, qui a failli coûter la vie à ma femme et à mes gosses. Ça a été un tel choc que je me suis reconverti en addictologue.

— Quel genre de connerie ? s'enhardit Ana, comme si l'inconséquence des autres rendait la sienne moins grave.

— Je me suis endormi, ivre mort, devant la cheminée, en oubliant de fermer la vitre. Une buche est tombée, et l'éclat d'une braise a atteint le tapis. Le feu s'est déclaré, ça ne m'a même pas réveillé. C'est ma femme qui dormait à l'étage, qui nous a tous sauvé.

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant